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Mieux lier les accords commerciaux à des clauses non commerciales : pourquoi et comment ?

Associer les accords commerciaux à des engagements concernant le domaine social, environnemental et fiscal permet de répondre à des préoccupations légitimes, à condition de reconnaître les limites et les contraintes de cette démarche.
Par Sébastien Jean
 Billet du 13 octobre 2017


Si la politique commerciale a toujours fait l’objet de controverses, la contestation politique marquée qui a entouré la négociation du Partenariat Transatlantique (PTCI ou TTIP) comme la signature de l’accord entre l’Union et le Canada (AECG ou CETA) n’est pas habituelle pour des projets d’accords commerciaux bilatéraux ou régionaux. Même si cela ne signifie pas qu’elle reflète une opinion majoritaire –ce n’est d’ailleurs pas ce que suggèrent les sondages Eurobaromètre en la matière, cette contestation appelle une réflexion sur les objectifs des accords commerciaux et sur leur légitimité politique.
Indépendamment de son rôle éventuel de politique étrangère, l’objectif premier d’une politique commerciale est de permettre une allocation efficace des ressources productives, donc de favoriser la création de richesse et la croissance. Cet objectif est légitime, pour ne pas dire évident, mais il est de moins en moins fort à mesure que l’économie européenne est plus ouverte. Comme en d’autres domaines, les gains d’efficacité issus de l’ouverture commerciale font l’objet de rendements marginaux décroissants. Ainsi, par exemple, le coût économique d’un droit de douane uniforme est considéré dans l’analyse classique comme une fonction du carré de ce droit. De fait, les études existantes de scénarios de libéralisation suggèrent désormais des gains relativement limités, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’accords bilatéraux ou régionaux, même s’il faut souligner que l’évaluation de ces gains est particulièrement délicate, notamment parce que les aspects non tarifaires, les services et les dynamiques des chaînes internationales de valeur tiennent une part très importante dans les effets potentiels.
Dans le même temps, les interrogations augmentent quant aux effets secondaires des accords commerciaux, essentiellement pour deux raisons : d’une part, ces effets secondaires sont d’autant plus importants potentiellement que l’économie européenne est ouverte ; d’autre part, les aspects réglementaires occupent une place croissante dans les accords commerciaux, précisément en réponse au constat de l’interaction étroite entre le commerce international et un certain nombre de réglementations intérieures.
La conjonction de ces deux phénomènes, amenuisement des gains de croissance attendus et intensification des préoccupations sur les effets secondaires, justifie de s’interroger sur les réponses pertinentes pour la conception des accords commerciaux européens. L’interaction des échanges avec d’autres domaines jouant un rôle clé, les aspects non commerciaux peuvent jouer un rôle central dans ces réponses et de ce fait conforter la légitimité politique des accords commerciaux. Leur prise en compte n’est d’ailleurs pas nouvelle, qui se manifeste à la fois par l’inclusion de chapitre relatifs aux questions sociales, environnementales et plus généralement de développement durable dans les accords commerciaux de l’Union, et par le placement de la politique commerciale commune sous le « chapeau » de l’article 21.2 du Traité de l’UE, qui assigne à l’action extérieure de l’Union des objectifs très larges (sur ce point, voir par exemple Lamy, 2017). Pour évaluer dans quelle mesure il serait justifié d’aller plus loin dans les accords à venir, il est nécessaire, tout en reconnaissant les risques et inconvénients d’une telle démarche, d’en clarifier la justification, les objectifs, et les modes possibles de mise en œuvre.
 

Les risques des clauses non commerciales

La contradiction affleure dans les termes même : la prise en compte des aspects non commerciaux dans la politique commerciale n’a rien d’évident, alors même qu’il est généralement considéré comme préférable en politique économique d’affecter un objectif à un instrument. De fait, une telle démarche présente des risques non négligeables, dont les principaux sont l’inefficacité, la surcharge et l’ingérence. L’efficacité est potentiellement problématique parce que les clauses non commerciales supposent d’utiliser la politique commerciale pour des objectifs ne correspondant pas à ses effets directs. Ne vaut-il pas mieux s’en remettre directement aux politiques ciblées pour atteindre les objectifs non commerciaux ? À trop diversifier les objectifs des politiques commerciales, ne risque-t-on pas de sacrifier leur fonction principale, économique et géopolitique, à la recherche de bénéfices secondaires limités, voire hypothétiques ? 
En lui assignant trop de contraintes et d’objectifs, le danger est également de paralyser l’instrument de la politique commerciale européenne. On sait la complexité des accords commerciaux et la difficulté croissante de les négocier, comme en témoigne la longueur des processus de négociation et des textes qui en résultent. De nombreuses négociations n’arrivent d’ailleurs jamais à leur terme. Le risque est d’aboutir à un cahier des charges excessivement difficile à remplir et à faire accepter par nos partenaires. Dans le cas européen, la surcharge de l’instrument se combine avec le renforcement potentiel de la mixité des traités, qui rend la ratification plus délicate. En outre, elle multiplie les sources de désaccords potentiels entre États Membres.
L’ingérence est un autre risque parce que les clauses non commerciales consistent à demander à nos partenaires de prendre des engagements sur différents domaines. Le succès du slogan « take back control » lors de la campagne référendaire du Brexit a montré à quel point ce type d’engagement peut être mal perçu politiquement. Nombre de pays en développement comprennent d’ailleurs mal que des pays riches leur imposent des clauses sociales ou environnementales, dans lesquelles ils voient souvent des intentions protectionnistes cachées. La tentative d’introduction de telles clauses dans les négociations multilatérales s’est d’ailleurs soldée par un échec. Tenter de contraindre la puissance souveraine peut se révéler politiquement délicat, voire contreproductif.
 

Pourquoi traiter des aspects non commerciaux ?

Pourquoi alors lier la politique commerciale à des aspects non commerciaux ? Deux raisons principales peuvent être invoquées. D’abord, le commerce est un levier qui peut être efficacement utilisé pour faciliter la coopération dans d’autres domaines. Et il peut l’être, soulignons-le, d’autant plus efficacement que les échanges sont intenses –même si, réciproquement, l’intensité des échanges offre également plus de moyens de pression, voire de rétorsion, pour s’opposer à des projets jugés contraignants. La lutte contre le changement climatique en fournit une illustration frappante : alors que l’externalité pure que représente l’effet de serre rend indispensable une coopération internationale, ce domaine offre peu de prise pour inciter les partenaires réticents à coopérer. C’est d’ailleurs un raisonnement fondé sur le contraste entre les capacités de négociation dans ces deux domaines qui a conduit Nordhaus (2015) à proposer d’utiliser la menace d’un droit de douane comme mécanisme visant à inciter les pays extérieurs à un accord sur le changement climatique à s’y joindre (voir également Espagne, 2015, et Fontagné et Fouré, 2017).
La seconde raison tient à la complémentarité entre la politique commerciale et d’autres champs d’intervention des politiques publiques. En effet, l’adoption de politiques réglementaires exigeantes induisant des coûts supplémentaires par rapport aux pays partenaires est susceptible d’avoir des conséquences commerciales d’autant plus fortes que les obstacles aux échanges sont bas. S’agissant de mettre un prix sur les émissions de carbone, on parle d’effets de fuite, pour désigner la perte d’efficacité de ce type de politique liée à la délocalisation d’une partie des productions polluantes vers des pays où les politiques climatiques sont moins contraignantes. En l’occurrence, d’ailleurs, les chiffrages disponibles suggèrent que ces effets sont relativement faibles (Fouré et al., 2013), même si l’influence des régulations environnementales sur les schémas de commerce est loin d’être négligeable (Broner et al., 2012). Des arguments similaires s’appliquent à d’autres domaines que le climat, par exemple les politiques de régulation du marché du travail (salaire minimum, Davis, 1998 ; syndicalisation, Egger et al., 2015), même si les mécanismes sont plus complexes dans ce cas, ou les politiques fiscales (voir par exemple Janeba et Wilson, 1999). D’une façon générale, le risque est que la facilité d’échange exacerbe les conséquences des asymétries de politique économique et de réglementation.
Au-delà de leurs conséquences directes, ces effets modifient l’économie politique des réformes. La perspective de leurs conséquences commerciales peut en effet modifier l’évaluation ex ante des coûts et bénéfices des politiques publiques. Lorsqu’il s’agit de régulation sur le marché du travail, cette modification se manifeste par l’intermédiaire des craintes relatives à leur impact sur la compétitivité et elle peut également influencer le pouvoir de négociation des salariés (Rodrik, 1997). Les régulations peuvent également susciter une forte opposition des groupes d’intérêt qui seraient potentiellement les plus directement touchés par leurs conséquences commerciales, comme les industries à forte intensité énergétique dans le cas d’une taxe carbone. Sans même parler, bien entendu, de l’invocation des risques de concurrence fiscale dans les débats sur le niveau d’imposition des entreprises.
Le chiffrage de tels effets est généralement délicat, surtout lorsqu’il s’agit de relier l’intensité de ces effets à l’importance des obstacles aux échanges, si bien qu’il convient de rester prudent sur leur ampleur. Il reste que ces complémentarités existent et justifient un souci de cohérence entre les différents domaines des relations internationales, et dans certains cas des garde-fous.  
 

Comment procéder ?

Ce contexte incite à choisir avec précaution les modalités de mise en œuvre. Premièrement, pour éviter les risques d’ingérence, il est préférable de privilégier une approche en termes de minima et de garanties. Cela permet d’assurer une certaine cohérence et de poser des limites, tout en préservant la liberté d’action des partenaires. C’est d’ailleurs l’approche qui est privilégiée de longue date dans les clauses sociales des accords commerciaux, notamment en s’appuyant sur les demandes d’application des conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), ou dans le domaine de l’environnement au travers des accords multilatéraux afférents, auxquels il faut désormais ajouter l’Accord de Paris.
Deuxièmement, la recherche d’efficacité appelle à se concentrer autant que faire se peut sur des engagements vérifiables. Cela est malheureusement le plus souvent difficile dans les domaines sociaux et environnementaux, où les marges d’interprétation des engagements et de leur mise en œuvre sont généralement importantes et leur mesure difficile, mais il s’agit d’une dimension importante à prendre en compte dès la conception des accords. Par ailleurs, certains domaines s’y prêtent mieux que d’autres, la fiscalité en particulier –même si, dans ce domaine, la faiblesse de la position européenne tient dans son manque de coordination interne.
Troisièmement, il est souhaitable dès que cela est possible de privilégier des mécanismes automatiques. Certes, il est difficile d’en mettre en œuvre, précisément parce que beaucoup d’engagements ne sont pas directement vérifiables ou mesurables. Les dispositions introduites par les États-Unis dans l’accord du Partenariat Transpacifique (TPP) sont les plus avancées à cet égard, avec un « plan de cohérence » (consistency plan) liant explicitement les bénéfices commerciaux que les États-Unis accordent au Vietnam au respect des engagements pris par ce dernier concernant la liberté syndicale et les droits des travailleurs. Le système spécifique mis en place dans le secteur automobile, par lequel les États-Unis prévoient de pouvoir répliquer à d’éventuelles insuffisances de la libéralisation non tarifaire au Japon par un allongement des délais de sa propre libéralisation tarifaire, en est une autre illustration. L’abandon de l’accord par les États-Unis ne permet pas d’expérimenter quels effets pratiques auraient ces dispositions, mais la tentative mérite d’être notée. D’autant qu’il faut souligner que, jusqu’ici, les mécanismes de règlement des différends en tant que systèmes quasi-judiciaires sont pour l’essentiel restés jusqu’à présent lettre morte dans les accords régionaux de commerce, alors que celui de l’OMC était abondamment utilisé, y compris par des pays liés entre eux par des accords commerciaux (Jean et Lefebvre, 2015). Ce n’est pas une fatalité, mais ce constat souligne que l’élaboration d’un système de règlement des différends efficace est un défi, qui ne pourra être relevé qu’à condition de faire évoluer significativement les pratiques.
Quatrièmement, il est nécessaire pour l’Union de trouver les bons arrangements institutionnels. Cela pose en particulier la question de savoir quel statut est souhaitable pour les clauses non commerciales. Elles ont longtemps été incluses dans les piliers de coopération des accords d’association et de partenariat, et plus récemment ont fait l’objet de chapitres sur le développement durable au sein des accords commerciaux eux-mêmes. La question se pose de savoir dans quelle mesure l’inclusion dans un seul accord est préférable à la signature de plusieurs accords séparés mais liés. Des préférences commerciales pourraient ainsi être conditionnées au respect d’accords dont l’objet spécifique serait par exemple le développement durable, ou la fiscalité. La question emporte des enjeux juridiques et pratiques complexes, mais elle mérite d’être posée. Elle est d’ailleurs déjà sur la table avec les questions qui entourent la séparation ou non des questions d’investissement, ou avec la proposition dans le rapport Schubert d’un accord bilatéral entre l’UE et le Canada sur le climat.
Enfin, le souci de cohérence mentionné plus haut, et la conception des accords commerciaux comme faisant partie dans l’ensemble plus vaste des actions extérieures, doit également amener à accepter dans certains cas de renoncer à des gains commerciaux quand ils entrent en conflit avec d’autres objectifs. Le commerce est un outil, non un objectif en soi. La réaffirmation de ce principe est utile pour asseoir la légitimité des accords commerciaux, et leur liaison avec d’autres accords spécifiques séparés serait plus cohérente, de ce point de vue, que l’inclusion de sujets multiples dans les accords commerciaux.
Aucune des propositions ci-dessus ne prétend apporter de solution magique aux problèmes économiques et politiques complexes posés par les accords commerciaux, et plusieurs d’entre elles sont déjà suivies à des degrés divers et de différentes façons dans les accords existants comme dans les réflexions récentes à ce propos. Il semble cependant nécessaire de faire évoluer encore les pratiques de l’Union en la matière. Avec l’intensification des interdépendances, les enjeux et les conséquences des accords commerciaux ont évolué. Leur conception doit s’efforcer de s’y adapter.
 

Ce texte a été soumis comme contribution écrite personnelle à la réflexion sur le plan d’actions interministériel sur la base du rapport de la Commission d’évaluation de l’impact du CETA.
 

Références

Broner, F., Bustos, P. et Carvalho, V. M. (2012), 'Sources of Comparative Advantage in Polluting Industries', NBER Working Paper 18337, National Bureau of Economic Research.
Davis, D. (1998). Does European Unemployment Prop up American Wages? National Labor Markets and Global Trade. The American Economic Review, 88(3), 478-494.
Egger, H., Meland, F. et Schmerer, H.-J. (2015), “Differences in the degree of unionization as a source of comparative advantage in open economies”, Canadian Journal of Economics, 48: 245–272.
Espagne, E. (2015), "Les clubs climatiques et la COP21 : ennemis d’aujourd’hui, alliés de demain ?", La Lettre du CEPII 358, novembre, CEPII.
Felbermayr, G. J., Larch, M. et Lechthaler, W. (2015), 'Labour-market institutions and their impact on trade partners: A quantitative analysis', Canadian Journal of Economics, 48(5), 1917--1943.
Fontagné, L. et Fouré, J. (2017), « La politique commerciale au service de la politique climatique », La Lettre du CEPII 373, janvier, CEPII.
Fouré J., Guimbard, H. et Monjon, S. (2013), "Ajustement carbone aux frontières et risque de représailles commerciales : quel coût pour l'UE ?", La Lettre du CEPII 332, mai, CEPII.
Janeba, E. et Wilson, J. D. (1999), "Tax Competition and Trade Protection", FinanzArchiv: Public Finance Analysis, Mohr Siebeck, Tübingen, 56(3/4), pages 459-, July.
Jean, S. et Lefrebvre, K. (2015), « Les règles du Partenariat Transpacifique seront-elles vraiment contraignantes ? », Le Blog du CEPII, http://www.cepii.fr/BLOG/bi/post.asp?IDcommunique=449.
Lamy, P. (2017), “The common commercial policy: efficiency and legitimacy. So far, so good…”, in: Europe: A utopia under construction; Volume I: Politics, Institutions, Law, Economics; Section 8: The European Union and the world; édité par Giuliano Amato, Enzo Moavero Milanesi, Gianfranco Pasquino, Lucrezia Reichlin, à paraître.
Nordhaus, W. (2015), “Climate Clubs: Overcoming Free-riding in International Climate Policy”, The American Economic Review, 105(4): 1339–1370.
Nunn, N. et Trefler, D. (2013), “Domestic Institutions as a Source of Comparative Advantage”, NBER Working Paper 18851, National Bureau of Economic Research.
Rodrik, D. (1997), Has Globalization Gone Too Far?, Washington, D.C.: Institute for International Economics.
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