Le blog du CEPII

USMCA : la mise en place enfin consacrée de l’ALENA 3.0

À l'issue d'un long suspense, les Démocrates se rallient au projet d'accord USMCA en criant victoire sur les chapitres normes sociales et environnement, où le Mexique est mis sous "surveillance rapprochée".
Par Jean-François Boittin
 Billet du 16 janvier 2020


Après plusieurs mois de négociations intenses à Washington entre les Démocrates majoritaires à la Chambre (et leur "conseiller spécial" : le syndicat AFL-CIO) et l’USTR, puis entre l’USTR et la partie mexicaine, les dispositions retenues le 10 décembre 2019 représentent incontestablement un succès pour les Démocrates. Ils avaient deux priorités : des mécanismes de surveillance et de mise en œuvre qui garantissent que les dispositions en matière de droits du travail et d’environnement ne restent pas de belles paroles, et soient suivies d’effets, et la suppression de la période de protection des médicaments biologiques, fixée à 10 ans dans l’accord.

Victoire des Démocrates et des syndicats américains, capitulation en rase campagne du Mexique (et du puissant lobby pharmaceutique américain)

Les Démocrates ont obtenu satisfaction sur les deux points. La Speaker, Nancy Pelosi, en revanche. n’a pas obtenu le retrait des dispositions copiées sur la section 230 qui protègent les plateformes contre des poursuites judiciaires sur le contenu qu’elles véhiculent. Cette demande, intéressante sur ce qu’elle révèle de la distance prise par les Démocrates par rapport aux géants de l’internet, avait été formulée très tard, trop tard pour être prise en compte (et a été sans aucun doute combattue férocement par les lobbies de la Silicon Valley).

L’addendum au traité négocié il y a un an et agréé par les trois parties prévoit d’abord un mécanisme automatique de règlement des différends, qui s’applique en particulier aux chapitres de droit du travail et de l’environnement, que les États ne peuvent plus bloquer, comme ils le faisaient dans le cadre de l’ALENA. La procédure sera lancée automatiquement, ce qui est une concession de la part de l’USTR, très jaloux de la souveraineté américaine.

En ce qui concerne la mise en œuvre des dispositions sur les droits du travail, où l’objectif est de faciliter l’introduction dans les entreprises de la nouvelle loi mexicaine sur la liberté syndicale et les conventions collectives, le dispositif comprend des accords bilatéraux entre États-Unis et Mexique, Canada et Mexique[1] dont les principales dispositions sont les suivantes :

  • La suppression de la clause qui limitait la possibilité d’intervention "aux cas de violations répétées et sur la durée" en ce qui concerne les violences contre des travailleurs.

  • Le renversement de la charge de la preuve : toute violation est censée avoir un impact sur le commerce ou l’investissement entre les parties, à moins que la partie mise en cause ne fasse la démonstration contraire.

  • La mise en place d’attachés sociaux ("labor attaché") basés au Mexique, chargés de surveiller les pratiques en matière de droits du travail, d’une commission interministérielle de surveillance de la politique mexicaine, qui fera rapport au Congrès.

  • Une surveillance individuelle des établissements industriels ou de services, par des panels binationaux formés d’experts indépendants.

  • Des sanctions commerciales, par exemple l’interdiction d’entrée sur le territoire américain des produits fabriqués dans des établissements qui ne respecteraient pas les règles.

Au total, un dispositif de surveillance très intrusif, que le négociateur mexicain disait vouloir absolument refuser quelques jours avant la conclusion de l’exercice. Tout au plus peut-il maintenant argumenter que le Mexique dispose d’une période de 45 jours pour "remédier à une situation" avant l’entrée en jeu du panel d’experts.

Le même dispositif est retenu en ce qui concerne l’environnement, mutatis mutandis (attachés à l’environnement dans les ambassades par exemple).

En ce qui concerne les produits biologiques, la durée d’exclusivité prévue dans l’accord négocié l’année dernière (10 ans, elle est de 12 ans aux États-Unis, 8 au Canada, inexistante au Mexique) est supprimée. Toute une série de dispositifs qui permettent aux compagnies de prolonger la durée de leurs brevets sont aussi supprimés, et l’entrée sur le marché des génériques facilitée.

L’efficacité des dispositifs dépendra en réalité de la volonté de l’administration américaine de les utiliser (ou pas)

Toutes ces modifications ont été présentées par les Démocrates comme une victoire majeure, et cette "propagande" n’est pas très loin de la réalité. Les Républicains n’ont jamais été consultés dans cet exercice, et plusieurs des modifications introduites (en particulier sur les produits pharmaceutiques) sont une hérésie pour eux.

Le soutien à l’accord de Richard Trumka, le Président de l’AFL-CIO, saluant une victoire « des travailleurs », est une première (ou presque) : le syndicat, violemment protectionniste, n’a jamais soutenu le principe d’un accord commercial depuis celui passé avec la Jordanie en 2001. La mise en place d’un système de surveillance possible des établissements industriels par un panel d’experts incluant un américain a été déterminante pour qu’il se rallie, garantissant par là même un large soutien des Démocrates à l’accord.

Quel impact attendre en réalité des nouvelles dispositions? Plusieurs organisations syndicales ont des doutes sur l’efficacité du dispositif : l’United Auto Workers par exemple, ou le syndicat des employés de l’aéronautique, qui craignent que la délocalisation ne se poursuive dans leur secteur.

Par ailleurs, quelles que soient les dispositions prévues dans les textes, la détermination à les mettre en œuvre dépendra des orientations politiques du moment : au Mexique, AMLO, de gauche, est favorable à la mise en place d’un droit du travail renforcé, et d’un relèvement des salaires. Ce ne sera pas nécessairement le cas de son successeur. Une main mise Républicaine sur l’exécutif et le législatif garantirait un relâchement de la surveillance sur les normes sociales et environnementales.

Accord de libre-échange ? Plutôt un accord à la mode de ceux du regretté Joseph Staline : ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est négociable

Si la plus grande partie de l’accord reprend les dispositions de l’ALENA, le texte final est sur plusieurs points un miroir de la distance prise par les États-Unis par rapport au libre-échange : le chapitre automobile est un exemple parfait de "commerce administré", qui n’a rien à envier au Comecon d’illustre mémoire. Il nécessitera la mise en place d’un dispositif administratif lourd, pour vérifier la provenance de l’acier utilisé, et la part des véhicules produits par des ouvriers payés plus de 16 $ de l’heure.

Que les Républicains, dont le soutien au libre échange était jusqu’à l’arrivée de Donald Trump partie intégrante de l’évangile, s’apprêtent à voter massivement pour l’accord à quelques exceptions près (le sénateur Toomey, Pennsylvanie, "vox clamans in deserto") illustrent la perte de repères du Grand Old Party. Les Démocrates en revanche peuvent se vanter d’avoir tiré le meilleur parti de la situation : un négociateur, l’USTR Lighthizer plus porté à défendre le "made in America" que la liberté des échanges, un partenaire mexicain sans le moindre atout. Il n’est dans ces conditions pas surprenant que Nancy Pelosi, soucieuse de marquer de son empreinte l’accord final, veuille y voir un texte qui doit servir de modèle à tous les futurs accords que négocieraient les États-Unis.

 


[1] Le même dispositif n’est pas prévu entre Canada et États-Unis, gifle supplémentaire pour le Mexique.

 

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