Le blog du CEPII

Un prix mondial unique pour le carbone ? Une fausse bonne idée.

Des raisons théoriques et pratiques font de l’objectif d’un prix mondial unique du carbone une mauvaise idée, tant sur le plan du bien-être que sur le plan géopolitique.
Par Olivier Godard
 Billet du 8 octobre 2015



Cet article fait partie d'une série spéciale de billets dédiée à la dimension économique des sujets environnementaux qui seront discutés à la Conférence sur le Climat à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015. Pour en savoir plus, cliquez ici.
 
Olivier Godard est directeur de recherche honoraire au CNRS, chercheur associé au département d’économie de l’école Polytechnique, Université Paris-Saclay. Il a co-dirigé avec J.-P. Ponssard Économie du climat : pistes pour l’après-Kyoto. Éd. de l’École polytechnique, 2011. Il a récemment publié : Environnement et développement durable – une approche méta-économique, De Boeck, 2015. Son dernier livre, La justice climatique mondiale, La Découverte, « Repères 651 » est sorti le 8 octobre 2015.

Des économistes [1] ont récemment défendu l’idée qu’il était impératif de faire émerger un prix mondial unique du carbone qui s’imposerait à tous les pays. Pour y parvenir, Christian de Perthuis et Pierre-André Jouvet considèrent nécessaire que les différents marchés du carbone existant à travers le monde fusionnent en un unique marché mondial [2]. Ils proposent également d’ajouter un dispositif de bonus-malus pivotant autour du taux moyen mondial d’émission de gaz à effet de serre par habitant, faisant de l’égalité des droits d’émission de chaque individu à travers le monde une norme éthique. Ces idées s’inscrivent en apparence dans une « bonne » logique économique et un « bon » sens éthique. Lancées à quelques semaines de la tenue de la COP 21 à Paris, elles me paraissent pourtant fausses et ne sauraient constituer le fondement de la coopération internationale espérée à propos du dérèglement climatique.
 
Reprenons l’une après l’autre les trois idées-leurre : l’objectif du prix mondial unique du carbone, l’intégration des différents marchés du carbone et l’assimilation de la justice à l’égalité des droits individuels d’émission. L’idée d’un prix mondial unique du carbone est supposée s’enraciner dans la recherche de l’efficacité des incitations économiques. Le spectre de risques de dommages potentiellement associés à l’émission d’une tonne de gaz à effet de serre et tout particulièrement de CO2 étant le même quel que soit le lieu de son émission, un prix unique donnerait le signal nécessaire à la bonne répartition internationale des efforts. Ce raisonnement classique dans un cadre national et acceptable sous des prémisses définies, pèche ici par l’ignorance de certains traits particuliers du problème international de l’effet de serre additionnel d’origine anthropique.
 
L’émission de CO2 n’intéresse personne en elle-même. Ce qui intéresse chacun, c’est le climat dont bénéficient ses activités. Le climat est un bien collectif, mais un bien collectif particulier : ses manifestations sont différenciées géographiquement et il n’est pas produit par une entreprise ou par une entreprise publique mais fait l’objet d’une production décentralisée par les 7 milliards d’être humains, à travers leurs interactions avec les systèmes naturels et tout particulièrement l’émission de gaz à effet de serre. Comme pour tout bien collectif, il faut donc s’interroger sur la valeur que chaque individu est raisonnablement prêt à payer pour contribuer à la production de ce bien collectif à travers la modulation de ses émissions de gaz à effet de serre. Ce consentement à payer doit être en proportion de la valeur, pour le payeur, des services que le bien en question pourra lui apporter, comparativement aux autres biens privatifs (alimentation, etc.) et collectifs (éducation, sécurité, etc.) permettant à chacun de vivre et de se développer. Cette valeur n’a aucune raison d’être égale entre les 7 milliards d'êtres humains, compte tenu des énormes différences de situations et en particulier de revenu, c’est- à dire d’accès aux moyens de satisfaire les besoins essentiels de chacun. Chaque pays est censé représenter les préférences collectives de sa population à cet égard. Il est donc naturel de considérer que les différences importantes, d’un pays à l’autre, de consentement à payer pour le climat sont légitimes et peuvent représenter une façon efficace, du point de vue  du bien-être des différentes populations, d’assurer la production de ce bien collectif. Imposer dans ce cas une tarification unique à l’émission de gaz à effet de serre provoquerait alors des inefficacités et des injustices majeures du point de  vue de la maximisation du bien-être mondial. Sauf, bien entendu, dans le cas très hypothétique où la communauté internationale organiserait des transferts de revenus si importants qu’ils permettraient d’égaliser l’utilité à la marge que retirerait chaque pays de l’évitement d’une tonne de GES. En d’autres termes, la condition pour qu’un prix mondial unique du carbone maximise le bien-être mondial est l’effacement complet des inégalités économiques de développement. Ce n’est pas à l’ordre du jour de la COP 21.
 
En l'état du monde, vouloir le couplage de marchés du carbone entre des pays aux conditions très hétérogènes quant aux niveaux de vie, à l'exposition au risque climat et aux choix moraux, n’est pas une bonne idée. Au mieux pourrait-elle être réservée aux entreprises et secteurs « modernes » de chaque pays, par exemple pour la sidérurgie ou la production de ciment, si les niveaux d’ambition climatique poursuivis sont de même ampleur. Étendue plus largement, elle serait en porte-à faux avec l’approche bottom-up choisie par la communauté internationale, qui reconnaît à chaque État le droit d’élaborer souverainement ses objectifs de maîtrise des émissions de GES dans le cadre de sa stratégie de développement. Dans ce contexte, le marché local ou régional du carbone, s’il existe, doit être considéré comme l’un des moyens choisis par un gouvernement pour mener à bien la transition de son économie vers les objectifs qu’il s’est donnés. Le niveau du prix qui en émane doit être celui qui pilote la transition vers l’objectif à moyen et long terme retenu par chaque pays. Cela n’a alors pas de sens de vouloir imposer un prix unique émanant d’un marché mondial, puisque les différents pays n'ont pas les mêmes circonstances objectives, ni les mêmes priorités. En effet, différent des prix émanant de marchés locaux non couplés, un prix de marché mondial ne permettra pas à chaque pays de se mettre sur la bonne trajectoire de maîtrise des émissions, pourtant voulue politiquement. L’instauration d’un prix mondial unique reviendrait à forcer certains pays à faire ce qu'ils ne veulent pas faire (pour ceux à préférence modérée pour la lutte contre le dérèglement climatique) et à empêcher d'autres, ayant des préférences plus fortes pour ce bien collectif, d'aller de l'avant, donc de faire ce qu'ils veulent, puisque le signal prix qui s'imposera via les échanges internationaux sera trop élevé pour les premiers et trop faible pour induire les changements que les seconds veulent introduire dans leur économie. Ce serait inefficace, en portant atteinte au signal-prix dont chaque pays a besoin, et en plus ce serait anti-démocratique, puisque cela reviendrait à bafouer le processus national par lequel le pays s’est donné des objectifs et une stratégie. Ainsi l'Union européenne voudra peut-être aller jusqu'aux 100 euros la tonne de CO2 en 2030 (on en est loin), mais certainement pas les pays d'Afrique ou l'Inde. L'argument de la minimisation des coûts permise par un marché mondial est ici inopérant, puisque les différences apparentes de coûts entre pays reflètent des différences d’objectifs touchant au bien-être et aux préférences nationales.
 
Par ailleurs, pour que les échanges de quotas entre entreprises relevant de régions différentes aillent dans le sens d'une réduction des coûts collectifs, et pas seulement des coûts privés TTC, il faudrait que la taxation des intrants énergétiques complémentaires des émissions de CO2 soit similaire dans les différents pays concernés. Sinon, les échanges intéressants du point de vue privé vont aboutir à promouvoir les réductions d'émissions techniquement les plus coûteuses dans les régions à faible taxation des intrants énergétiques, au détriment de l'efficacité économique d'ensemble et des finances publiques des pays qui taxent le plus les intrants énergétiques. Ce serait en particulier un problème pour la France. L’harmonisation fiscale internationale sur la fiscalité des intrants énergétiques se présente donc comme un préalable pour que le couplage des marchés de quotas puisse engendrer un réel progrès économique.
 
La proposition est également étonnante du point de vue politique. S'il est un minimum rationnel, le gouvernement d’un pays ne peut pas se battre pour voir reconnaître son droit à déterminer lui-même son niveau d'ambition et ses priorités, en refusant pour cela les approches internationales top-down, et ensuite coupler son marché du carbone avec celui de pays faisant des choix différents !
 
Troisième point : postuler un droit individuel égal et universel d’émission de GES reprend certes une idée largement présente dans les positions de certaines ONG et de certains gouvernements mais elle est tout aussi discutable que les deux précédentes si l’on vise réellement un progrès dans la justice climatique. Dans le contexte de la proposition émise par De Perthuis et Jouvet, l'égalité individuelle mise en avant ne serait qu’un trompe-l’œil puisqu’elle viendrait en appui de l’introduction d’un marché international du carbone qui serait l’affaire des États et des entreprises : les individus-alibis ne verraient jamais la couleur de ces « droits égaux ». Sur le fond, émettre du CO2 n'est pas une liberté fondamentale, statut qui aurait imposé l’égalité stricte. Les besoins connexes, comme les besoins en énergie, sont très différents selon les pays, les régions et les situations. En fait l'émission de GES n'est pas une émanation directe des individus, mais le résultat d'une géographie industrielle mondiale, de l’étendue des territoires et d'un état des infrastructures et du capital productif de chaque pays. Le critère le plus « juste », c'est-à-dire approprié à la nature des émissions de GES selon une logique des besoins économiques courants serait une répartition des quotas d’émissions en proportion de la composante « production de biens » du PIB de chaque pays. Il s’agirait en effet de ne pas donner de primes aux pays ayant développé, plus que d’autres, des services dématérialisés, ou aux pays frappés par une importante spéculation immobilière. Une telle allocation serait naturellement périodiquement révisée en fonction de l'évolution respective des PIB.
 
Cette discussion conduit à s’interroger sur le degré de finesse à atteindre pour la description d’une réalité empirique sur laquelle des économistes font des propositions d’action ou de réformes. Chacun sait que le modèle n’est pas la réalité ; en revanche, lorsqu’elles sont écoutées, les propositions sont confrontées à la pâte de la réalité, dans toutes ses dimensions. Cette confrontation peut mener à remettre en cause certaines idées reçues, devenues croyances, auxquelles, semble-t-il, certains économistes ont cédé avec trop d’empressement dans l’affaire climatique.

 


[1] À l’initiative de la Chaire économie du climat de l’université Paris Dauphine (Christian de Perthuis et Pierre-André Jouvet) et de la Toulouse school of economics (Christian Gollier et Jean Tirole), un appel d’économistes a été lancé pour souligner le rôle essentiel que devraient avoir les instruments économiques dans tout accord international sur le climat. Cet appel affirme la nécessité d’introduire un prix mondial unique du carbone pour tous les pays. voir : https://sites.google.com/a/chaireeconomieduclimat.org/tse-cec-joint-initiative/call

[2] C. de Perthuis et P.-A. Jouvet, « L’accord sur le climat devra étendre le marché carbone à l’échelle mondiale », le Monde Économie du 16 septembre 2015.


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