Le blog du CEPII

Erdoğan et sa « Nouvelle Turquie »

Présidentialisation du régime, société et globalisation « plurielles », volonté de puissance économique, accession du peuple au bien-être… Le candidat-président Erdoğan, apôtre du « changement », dessine dans son programme les contours de la « Nouvelle Turquie » qu’il rêve de conduire jusqu’en 2023.
Par Deniz Ünal, Patrice Rötig
 Billet du 9 août 2014


Sur les pas d’Atatürk

Au pouvoir depuis douze ans, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, souhaite une présidentialisation à la française ou à l’américaine du régime. Il a franchi un premier pas dans cette voie en faisant approuver par référendum en 2007 l’élection au suffrage universel pour cinq ans du président de la République turque, élu jusqu’alors par les députés. Mais, faute de détenir au parlement la majorité des deux tiers requise pour engager une réforme constitutionnelle, il n’a pu obtenir l’élargissement des pouvoirs du président. Il se présente néanmoins, face à deux adversaires, à la première élection présidentielle au suffrage universel direct des 10 et 24 août prochains. Et il devrait, selon les sondages, l’emporter dès le premier tour. Fort de l’onction du suffrage universel, auréolé d’indéniables succès, notamment économiques et électoraux [1], Erdoğan aspirera sans nul doute à prendre le pas sur le futur Premier ministre qu’au demeurant il aura le pouvoir de nommer. D’autant plus que Parti de la justice et du développement (AKP), qui professe un islamisme modéré et domine sous son égide la scène politique, est entièrement au service de ce leader charismatique issu du peuple. Un peuple qu’Erdoğan entend incarner et conduire à l’horizon du 100e anniversaire de la République, en 2023, vers « la Nouvelle Turquie », n’hésitant pas à s’inscrire dans la lignée de Mustafa Kemal Atatürk, le « père de la Turquie » moderne fondée sur les décombres de l’Empire ottoman.  

La feuille de route du nouveau président

« La Nouvelle Turquie », tel est l’intitulé de son programme présidentiel [2], pierre angulaire d’une campagne électorale dotée d’imposants moyens et menée à l’occidentale. Il mérite qu’on s’y arrête. Car, plus qu’un programme, c’est la feuille de route et, au-delà, la vision de l’homme fort turc qui, sur la lancée des avancées qu’il s’enorgueillit d’avoir imprimées ces douze dernières années, jouera un rôle clé dans les années à venir, quels que soient les obstacles auxquels il se heurtera, et ils ne manqueront pas. Déjà, sa gouvernance autoritaire a suscité en 2013 des protestations massives, particulièrement de jeunes, dans les grandes villes du pays, et d’abord à Istanbul suite au projet immobilier lancé sans concertation dans le parc Gezi. Puis s’est ouverte, au sein de « l’État profond », une guerre fratricide entre deux alliés d’hier, l’exécutif et la mouvance islamiste de Fettullah Gülen dont Erdoğan et les siens ont cherché à limiter la grande influence, s’exposant en réaction à de graves accusations de corruption qui se sont répandues dans les médias. Face à ces deux contestations frontales, le Premier ministre n’a pas lésiné, on le sait, sur la répression, qui s’est traduite par la mort de manifestants, le limogeage ou la mutation de milliers de hauts fonctionnaires et de significatives atteintes au principe de la séparation des pouvoirs. En dépit de quoi les urnes, aux municipales de mars 2014, ne l’ont guère sanctionné. Il est vrai que, parallèlement, il a su ménager l’important électorat kurde en engageant un processus de résolution du conflit chronique entre l’État et les forces kurdes de Turquie. Ceci en vertu du « pluralisme », l’un des acquis – à cultiver aujourd’hui – de la civilisation ottomane qui a su rester plurielle. En définitive, s’il est, du moins à court terme, un obstacle capable de faire trébucher Erdoğan dans sa marche vers la « Nouvelle Turquie », c’est assurément davantage le chaos chronique qui règne chez les voisins syriens et irakiens et dont l’impact sur la Turquie, déjà significatif sur bien des plans, notamment économiques, pourrait vite s’accuser et s’élargir.

Une « vision » de puissance mondiale et ouverte

Mais Erdoğan, qui, sur les affiches, porte son regard vers l’horizon et, dans son programme, esquive le « je » pour s’exprimer à la première personne du pluriel, n’est pas en reste de « visions » – le terme est de lui – sur les questions géostratégiques. S’il affirme, malgré bien des réticences en Europe et désormais, par réaction, dans l’opinion publique turque, que son pays sera membre de l’UE à l’horizon 2023, il envisage d’abord la Turquie comme une grande puissance de « l’Eurasie » et, singulièrement, du Proche-Orient où, selon lui, elle joue aujourd’hui un rôle majeur, appelé demain à se renforcer. Il est d’ailleurs significatif que, sur le site officiel du candidat Erdoğan, le programme de celui-ci ait été traduit en arabe avant de l’être en anglais. Que l’on n’y voie cependant pas la marque d’une quelconque fermeture au reste du monde. C’est tout le contraire : déjà membre du G20, le candidat annonce à son pays un destin de puissance mondiale grâce, notamment, à la multiplication de ses représentations diplomatiques et au développement tous azimuts de la compagnie nationale Turkish Airlines. Mieux : la globalisation, pour lui, est une chance, sous réserve que, tournant le dos à l’uniformisation qu’elle a d’abord engendrée, elle se fasse désormais « plurielle ». Et d’assigner à la Nouvelle Turquie, non seulement à ses grandes entreprises mais aussi jusqu’à ses plus petits villages, de s’engager résolument dans cette globalisation qui serait la clé du développement et de l’avenir. Mais cette globalisation, Erdoğan ne la veut pas sauvage. « Presque tous les organes de la gouvernance mondiale souffrent d’une forme d’injustice », dit-il, avant de promettre que la « Nouvelle Turquie » militera au niveau international pour plus d’« équité » et pour « une répartition plus égalitaire des richesses ».

« Le candidat du changement »

Où l’on réalise que le leader de l’AKP, qu’on a coutume de qualifier de parti « islamo-conservateur », s’inscrit résolument dans la modernité. Erdoğan se présente d’ailleurs comme « le candidat du changement » face aux tenants du statut quo – comprendre les élites qui ont précédé l’AKP à la tête du pays et qu’incarnerait son principal outsider, Ihsanoğlu, un musulman éclairé, sage et conciliateur, que soutient une coalition de forces d’opposition, à commencer par le CHP, le parti « kémaliste ».  Preuve de ce statu quo, aux yeux du Premier ministre : tant Ihsanoğlu que le troisième candidat, Demirtaş, un Kurde qui s’adresse à l’ensemble des citoyens et porte un message de paix et d’équité, sont partisans du maintien du régime parlementaire. Erdoğan, lui, entend mener à son terme la présidentialisation du régime. Ceci au nom de la « démocratisation »… dont l’homme fort n’hésite pas à se réclamer. N’a-t-il pas, notamment, mis au pas l’armée ? Certes, sous son égide, et dans le cadre du processus d’admission dans l’UE, des avancées démocratiques se sont produites. Mais lorsque, après le virage autoritaire de ces dernières années, également marquées par des arrestations de nombreux journalistes, il se fait l’apôtre du « pluralisme » et de la « primauté du droit dans le fonctionnement des institutions », il ne convainc guère. Il ajoute néanmoins, en y insistant, vouloir un État au service du peuple et de la nation, et non l’inverse comme par le passé, où l’État aurait été confisqué par les élites. L’argument, là, porte davantage, car, de fait, l’accueil réservé aux citoyens par les administrations s’est souvent amélioré. De plus et surtout, une part significative de la population a accédé à la « citoyenneté économique » au fil de la première décennie du 21e siècle marquée en Turquie par une croissance soutenue. Ce qui explique pour l’essentiel le crédit électoral dont continue de jouir Erdoğan.

Vers la « société du bien-être »

Last but not least, Erdoğan joue de son atout maître, la forte croissance du PIB par tête qu’a permise  la politique de réformes engagée depuis 2002 : mise en place de la nouvelle livre turque qui est devenue une monnaie considérée au niveau international, restructuration profonde du système bancaire grâce à laquelle l’économie turque a rapidement surmonté la crise globale survenue en 2008…  D’où le complet remboursement des emprunts au FMI, la baisse des taux d’intérêt, de l’inflation et du chômage, l’apparition d’une importance classe moyenne… D’où, aussi, de significatives avancées sociales en direction, notamment, des plus démunis, avec en particulier la mise en place d’une couverture sociale généralisée et l’accès de tous aux hôpitaux publics, universitaires et privés qui se sont multipliés et modernisés. Une offre médicale de grande qualité qui sera demain capable, annonce Erdoğan, de répondre à la demande non seulement intérieure mais aussi étrangère. Et de promettre, après l’émergence économique, celle de la « société du bien-être ».

Celle-ci passe par une ambitieuse, très ambitieuse politique de grands travaux, au reste déjà engagée : extension à marche forcée des infrastructures routières, ferroviaires (trains à grande vitesse), portuaires (la flotte commerciale maritime se situerait déjà au 13e rang mondial) et, nous l’avons dit, aéroportuaires, construction de nouvelles autoroutes de l’information (la Turquie compterait 33 millions d’abonnés ADSL, ce qui la situerait au 5e rang européen), etc. Elle passe aussi par la diminution de la dépendance aux importations, en particulier dans le domaine énergétique (augmentation des capacités internes par des facilités accordées au secteur privé dans la production et la distribution d’énergie, recherche de synergies avec les pays voisins…). Elle passe enfin par une spécialisation accrue dans des productions à haute valeur ajoutée qui doivent permettre la réduction du déficit commercial chronique et la croissance continue du PIB turc, qui se classerait au dixième mondial à l’horizon 2023. La Turquie sera alors devenue le principal centre de production et de commerce de l’Eurasie, prophétise son leader.

Mais cette ambitieuse politique économique, gage de la « société du bien-être » annoncée, suppose une stabilité dans sa gouvernance. À cet égard, les libertés que prend le leader turc avec les institutions, y compris économiques, pourraient remettre en cause la faisabilité de ces grands objectifs. Il n’hésite pas à exercer des pressions ouvertes sur le gouverneur de la Banque centrale pour que celui-ci abaisse les taux d’intérêt, s’inscrivant en faux avec la politique de son ministre de l’Économie. De plus, la nomination au FMI de l’ancien secrétaire d’État au Trésor n’aurait pas déplu au futur président. Et la guerre déclarée entre Erdoğan et la mouvance de Fettullah Gülen n’est pas sans répercussions dans les instances économiques où les tenants de ce dernier, souvent compétents, sont progressivement écartés…


Patrice Rötig est directeur des Editions Bleu autour.
 


[1] Après sa victoire avec quelque 45% des voix aux élections municipales de mars dernier, l’AKP peut escompter un nouveau succès aux législatives de 2015, après celui de 2011 où il avait recueilli 50% des suffrages.
[2] Voir le programme sur le site officiel du candidat à l’adresse http://www.rte.com.tr/tr/vizyon-belgesi.

Economies émergentes 
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