Le blog du CEPII

Le Covid-19, un coup d’arrêt à la mondialisation ? (2/2)

La crise du Covid-19 – d’abord avec les ruptures d’approvisionnement en provenance de Chine, ensuite avec les pénuries de matériel médical et de protection pour lesquels la France et l’Europe dépendent des importations –, a mis en lumière certaines fragilités liées à l’organisation des chaînes de valeur mondiales. Pour autant, faut-il s’attendre à un tournant dans le processus de mondialisation ?
Par Guillaume Gaulier, Vincent Vicard
 Billet du 17 avril 2020


Diversification ne rime pas nécessairement avec relocalisation ou régionalisation des chaînes de production

Du point de vue des entreprises multinationales organisant les chaînes de valeur mondiales, la crise a révélé les risques liés à une trop grande dépendance envers un lieu de production unique pour certains intrants très spécialisés, dont il est difficile de se procurer un substitut à court terme. Ces risques de rupture d’approvisionnement sont un élément stratégique de l’organisation des grandes entreprises, et un des paramètres dictant l’organisation des chaînes logistiques. L’existence de tels risques n’est ainsi pas nouvelle pour les entreprises. À titre d’illustration, Peugeot a été obligé de mettre à l’arrêt plusieurs chaînes de production en septembre 2011 à la suite de la rupture d’approvisionnement de vis par son principal fournisseur[1] ; la même année, l’interruption temporaire de la production du fournisseur d’une pièce montée sur les débitmètres intégrés dans les moteurs diesel, à la suite du tremblement de terre de Tohoku le 11 mars 2011 au Japon, a entraîné une réduction forcée de la production sur certains de ses sites d’assemblage en France, en Espagne et en Slovaquie[2]. Cette rigidité des chaînes de valeur mondiales, illustrée particulièrement dans le cadre du tsunami au Japon[3], souligne l’exposition des entreprises à des perturbations chez leurs fournisseurs stratégiques, quelle que soit leur localisation dans le monde.

Les entreprises optimisent leurs chaînes d’approvisionnement de façon à réduire leurs stocks et leurs coûts d’approvisionnement en fonction du risque perçu sur leurs fournisseurs et de leur importance dans le processus de production. La crise du Covid-19 pourrait ainsi amener certaines multinationales à revoir leur évaluation des risques de rupture d’approvisionnement, en portant une attention accrue aux risques liés à la concentration géographique de la production de certains composants, et donc à réorganiser leur chaîne logistique et/ou leur gestion des stocks. Une telle réévaluation aboutirait à une diversification des pays d’approvisionnement, de la même manière que les grands groupes peuvent maintenir plusieurs fournisseurs pour renforcer la résilience de leur chaîne logistique. Mais diversification ne signifie pas nécessairement relocalisation sur le territoire national ou régionalisation des chaînes de production. Rappelons d’ailleurs qu’en dépit de leur nom, les chaînes de valeur mondiales sont déjà largement régionales. Les importations françaises de biens intermédiaires proviennent ainsi à 66 % de l’Union européenne contre 9,3 % des États-Unis et 5,1 % de Chine[4]. Pour certains secteurs, la question de l’existence de sites de production alternatifs à la Chine, dont la taille de marché et la disponibilité de fournisseurs dans certains secteurs sont sans équivalents aujourd’hui, se pose cependant. L’exemple du conflit commercial sino-américain montre qu’une relocalisation de certaines activités n’est pas aisée, même si l’accumulation des risques (sanitaires, géopolitiques) pourrait faire basculer les stratégies de localisation.

Toute décision de relocalisation visant à assurer la résilience des chaînes d’approvisionnement entraînerait une augmentation du coût de production pour les entreprises, le déploiement des chaînes mondiales de production et leur organisation en flux tendu répondant à une logique de réduction des coûts. Sans mesures fortes de politique économique, les facteurs ayant conduit au développement des chaînes de valeur mondiales devraient ainsi largement maintenir la dépendance des économies aux approvisionnements étrangers. À ce titre, le constat, préexistant à la crise[5], d’une forte compétitivité des multinationales françaises au niveau mondial, mais de leur désaffection pour le sol national lorsqu’il s’agit d’activités de production, ne devrait pas changer du fait de la crise.

Étant donné le caractère global de la crise actuelle, on peut d’ailleurs se demander quelle stratégie de diversification aurait été pertinente à partir du moment où toutes les grandes zones économiques sont touchées par des mesures de confinement et des arrêts de production. La désynchronisation des chocs, entre l’Asie, d’une part, et l’Europe et les États-Unis d’autre part, pourrait par ailleurs permettre aux pays en confinement de bénéficier de l’offre étrangère, notamment de masques et de matériel médical chinois ou coréens aujourd’hui[6]. En période normale, l’ouverture commerciale permet de réduire la volatilité du revenu national en diversifiant l’exposition aux chocs domestiques notamment[7]. C’est ainsi peut-être plus l’organisation en flux tendu de la production qui pourrait être remise en cause par la crise actuelle que l’existence des chaînes de production mondiales.

Souveraineté et localisation des activités de production

Du point de vue des États, les pénuries de matériel médical, de protection et de médicaments, associées aux restrictions aux exportations mises en place par certains pays[8], ont illustré les risques liés à une dépendance aux importations pour la disponibilité de certains produits critiques en période de crise sanitaire. Sans préjuger de tournants politiques plus fondamentaux, ces évènements devraient déjà conduire à réévaluer la criticité de certains produits et à organiser la sécurisation de leur approvisionnement (à l’image de secteurs comme la défense et la sécurité, certaines matières premières critiques[9] ou l’alimentation), soit en influençant la localisation de leur production, soit en garantissant leur disponibilité par la constitution de stocks stratégiques.

Délimiter l’éventail de produits critiques nécessaires au bon fonctionnement de l’État et à la vie de la Nation en période de crise est en soi une question qui va bien au-delà de ce billet et plus généralement de l’analyse économique. Deux dimensions en lien avec la mondialisation méritent cependant d’être soulignées. Celle du périmètre de la production des produits critiques : les médicaments, par exemple, étant produits à partir de principes actifs, eux-mêmes produits à partir de matières premières naturelles ou de produits chimiques, quels pans de la chaîne de valeur doivent être considérés comme critiques et relocalisés ? Ces décisions nécessitent d’analyser l’importance de chaque intrant dans le processus de production, les possibilités de substitution par d’autres produits et les risques de rupture de leur approvisionnement, lié notamment à la concentration de la production.

Celle du lieu de production ensuite : sur le territoire national ou dans un espace plus vaste comme l’Union européenne ? Renforcer la résilience des sources d’approvisionnement de certains produits passe par une analyse des risques (sanitaires, environnementaux, géopolitiques) liés à différentes sources d’approvisionnement. Différents pays présentent différents niveaux de risques : de ce point de vue, l’Union européenne est fondamentalement un espace de coopération au sein duquel le risque de rupture d’approvisionnement en période de crise est réduit. Sur les questions connexes de conflictualité, l’intégration européenne a en effet permis, au-delà des gains commerciaux liés au marché unique, de réduire les risques de conflits armés en renforçant l’interdépendance commerciale entre pays membres et par la création d’institutions supranationales facilitant la résolution des conflits[10].

L’échelle européenne est par ailleurs celle à laquelle s’organisent déjà une large part des chaînes de valeur dans lesquelles les entreprises françaises sont intégrées. Les réflexions sur les risques liés à la spécialisation des économies[11] ne pouvant négliger les coûts de relocalisation des activités (pour les entreprises et les consommateurs) et les gains de niveau de vie de l’ouverture commerciale, l’échelon européen apparaît ainsi comme le cadre pertinent de potentiels arbitrages entre souveraineté et coûts des politiques de sécurisation d’approvisionnement (par la relocalisation de certains pans de production ou la constitution de stocks).

Pour ces secteurs jugés stratégiques en réaction à la crise sanitaire, dont le périmètre dépendra des évolutions politiques dans l’après-crise, on pourrait donc assister à des relocalisations d’activités de production sur le territoire national combinées à une régionalisation des chaînes de valeur au niveau européen.

Plus qu’une remise en cause directe de la division internationale du travail, la crise vient d’abord rappeler la nécessaire complémentarité entre mondialisation et rôle de l’État, seul à même de garantir contre des risques systémiques[12]. C’est donc surement plus les aspects des chaînes de valeur mondiales réduisant la capacité des États à se financer – en facilitant tant l’évitement fiscal des multinationales que la concurrence fiscale entre États - qui doivent être interrogés. La complexification des chaînes de détention des multinationales sans lien avec leur activité réelle, au travers de structures dans les paradis fiscaux, notamment européens, permet aux entreprises de réduire leur imposition au niveau mondial[13] et en France particulièrement[14].

 


[1] https://www.usinenouvelle.com/article/des-usines-psa-bloquees-par-une-penurie-de-vis.N158446

[2] https://www.lefigaro.fr/societes/2011/03/21/04015-20110321ARTFIG00725-peugeot-affecte-par-les-difficultes-de-hitachi.php

[3] Christoph E. Boehm, Aaron Flaaen & Nitya Pandalai-Nayar (“Input Linkages and the Transmission of Shocks: Firm-Level Evidence from the 2011 Tohoku Earthquake” Review of Economics and Statistics, forthcoming) montrent ainsi que les importations des multinationales japonaises en Amérique du Nord ont connu une baisse de leur production de un pour un avec la baisse de leur importations en provenance de la zone touchée, et un retour à la normale des importations et de la production après quelques mois.

[4] Données BACI, moyenne 2015-2017.

[5] Charlotte Emlinger, Sébastien Jean & Vincent Vicard, 2019. "L’étonnante atonie des exportations françaises : retour sur la compétitivité et ses déterminants," CEPII Policy Brief 2019-24, CEPII research center.

[6]https://www.piie.com/research/piie-charts/chinas-exports-protective-medical-equipment-fell-less-its-exports-all-other

[7] Caselli, Francesco, Miklós Koren, Milan Lisicky and Silvana Tenreyro, 2020. “Diversification through Trade”. Quarterly Journal of Economics. 135(1), pp. 449-502.

[8] https://www.piie.com/research/piie-charts/eu-limits-medical-exports-leave-many-poor-countries-vulnerable-covid-19

[9] https://ec.europa.eu/growth/sectors/raw-materials/specific-interest/critical_en

[10] Voir Vicard, Vincent, 2012. "Trade, conflict, and political integration: Explaining the heterogeneity of regional trade agreements," European Economic Review, Elsevier, vol. 56(1), pages 54-71; et Philippe Martin, Thierry Mayer & Mathias Thoenig, 2012. "The Geography of Conflicts and Regional Trade Agreements", American Economic Journal: Macroeconomics, American Economic Association, vol. 4(4), pages 1-35, October.

[11] Et de manière plus générale l’ensemble des éventuels gains et coûts du commerce en termes d’inégalité ou d’environnement par exemple.

[12] Dani Rodrik “Why do More Open Economies Have Bigger Governments?” Journal of Political Economy, Vol. 106, No. 5 (October 1998), pp. 997-1032.

[13] https://missingprofits.world/

[14] http://www.cepii.fr/PDF_PUB/lettre/2019/let400.pdf


 

Publié à partir d'un article de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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