Le blog du CEPII

L’Europe face à la crise du système commercial multilatéral

Comment expliquer la crise de l’OMC et quels sont ses enjeux pour l’Europe, sur fond de tensions sino-américaines ? Quelles sont les spécificités du commerce de produits agricoles dans ce contexte ? Entretien du 17 juin 2020 pour la mission Agrobiosciences de l’INRAE.
Par Sébastien Jean
 Billet du 23 juin 2020 - Dans les médias


Article original sur le site Agrobiosciences de l’INRAE
 

Mission Agrobiosciences-Inrae : L’OMC semble traverser une crise sans précédent. Quelles en sont les raisons principales ?

Sébastien Jean : Je fais effectivement le constat que l’OMC est actuellement profondément déstabilisée et remise en question. Deux de ses fonctions principales, la fonction législative qui consiste à négocier de nouvelles règles et la fonction quasi judiciaire de règlement des différends, sont aujourd’hui paralysées. La cause la plus ostensible de cette situation est la politique commerciale américaine, qui dénigre de façon constante l’OMC, son utilité et les engagements dont elle est dépositaire. Sa mise en œuvre agressive est certes la marque de Donald Trump, mais il est loin d’être le seul aux États-Unis à remettre ainsi en cause le système commercial multilatéral. Cette situation pose la question de ce qui va advenir de ce cadre institutionnel qui a certes du mal à se renouveler, mais qui conserve une grande valeur, celle de capital social et institutionnel de la mondialisation, pour ainsi dire. Le remplacer serait long et difficile.

Les États-Unis pourraient-ils quitter cette enceinte ?

Ce serait une lourde erreur de leur part car, potentiellement, ils la laisseraient sous l’influence d’autres puissances, tout en ayant beaucoup de mal à trouver une alternative en termes de structuration des échanges internationaux.

Donald Trump ne vise-t-il pas tout simplement à remplacer le cadre multilatéral par des accords régionaux ?

En matière commerciale, et pas seulement, l’approche de Trump est unilatéraliste. Il a une approche transactionnelle des relations internationales : il veut négocier des accords bilatéraux avec chacun de ses partenaires. Il considère que le multilatéralisme est une entrave à l’expression de la puissance américaine, et que la meilleure façon pour qu’elle s’exprime librement, c’est le bras de fer bilatéral. Sa conception des accords, c’est que les gains d’un pays ne peuvent être que les pertes de son partenaire – et quand on est aussi puissants que les États-Unis, c’est dans un cadre bilatéral qu’on arrive le mieux à obtenir des concessions de l’autre.

Et la Chine, quelle est sa stratégie vis-à-vis de l’OMC ?

L’OMC se prête moins à la stratégie d’entrisme et d’influence dont elle use vis-à-vis du système onusien, dont l’OMS. La Chine s’y est même plutôt caractérisée par son manque d’initiative et de participation. Surtout au début de son adhésion [1] (en 2001), où elle est largement restée dans une posture d’observation. Mais, situation inédite, huit ans après seulement, elle se retrouve 1er exportateur mondial de marchandises. Donc à la fois acteur majeur et « débutante » au sein de ce cadre institutionnel. Elle y joue de plus en plus son rôle, tout en gardant une grande méfiance à l’égard des contraintes de ce système. Avec ce paradoxe : depuis le début, une fois épuisés tous les recours possibles et les procédures rallongées au maximum, elle respecte à la lettre les engagements pris. La Chine a répondu à toutes les injonctions de modification de telle ou telle règle précise. Reste qu’en termes de coordination, son pilotage de l’économie est tellement opaque et protéiforme qu’il ne se prête pas du tout au contrôle et à la discipline que les accords de l’OMC avaient pour objet de mettre en place. Il en viole l’esprit.

Est-il envisageable d’exclure la Chine de l’OMC ?

Impossible légalement, notamment parce que l’organisation est régie par la règle du consensus [2]. Les États-Unis pourraient éventuellement essayer de recréer une organisation plurilatérale avec les Européens, le Japon, l’Inde, le Brésil, et sans la Chine, mais ce serait très ardu. L’approche la plus réaliste consisterait à mettre à jour une partie des règles de l’OMC, non pas sur une base multilatérale, car on n’y parviendra pas, mais en s’appuyant sur une grande majorité via des accords plurilatéraux. Mais cela n’a d’intérêt que s’ils parviennent à faire évoluer la Chine sur des dossiers importants, notamment les subventions industrielles et les règles sur les entreprises d’État. Si c’est pour le faire sans elle, cela n’a guère d’intérêt.

L’Europe a-t-elle un rôle à jouer dans cette rivalité commerciale sino-américaine qui fragilise entre autres la gouvernance mondiale du commerce ?

Plus qu’une rivalité, c’est une guerre froide potentielle qui est en train de se mettre en place, dépassant le champ de ce que je suis qualifié pour commenter.

Dans tous les cas, avec ses faiblesses et ses forces, l’Union européenne constitue le 3ème sommet du triangle. Qu’elle le veuille ou non, elle est partie prenante de ces tensions. De son point de vue, la politique commerciale de D. Trump est très déroutante. Car en théorie, les Européens ont le sentiment de partager bon nombre des récriminations américaines à l’égard du système économique chinois, où le rôle du Parti est prépondérant, favorisant un certain nombre de secteurs et distordant les règles de la concurrence. Les Européens ont aussi le sentiment de proposer aux États-Unis une approche conjointe qui est d’ailleurs formellement mise en œuvre dans le cadre de la Trilatérale, ce groupe de travail entre les États-Unis, l’Europe et le Japon qui porte sur les subventions industrielles. Mais, en pratique, l’administration Trump refuse de s’investir dans ces efforts de coordination et, au plan commercial, manifeste une agressivité y compris envers l’Europe. Pour le coup, cette dimension du problème me paraissant plus liée à la personne de D. Trump, les choses sont susceptibles d’évoluer.

Le mécontentement américain par rapport à l’Europe est-il légitime ?

Il ne faut pas nier le fait que les Américains ont des raisons objectives d’être insatisfaits, notamment à l’égard des Allemands et de leur surplus – les Allemands exportent bien plus qu’ils n’importent. Mais il s’agit plus d’un problème de coordination macroéconomique que de politique commerciale au sens traditionnel. En revanche, leur refus de toute collaboration avec nous pour discuter avec les Chinois sur les règles relatives aux subventions industrielles est incompréhensible. J’espère que cela changera.

Dans les autres facteurs de déstabilisation, l’arrivée de grands acteurs non étatiques mais transnationaux comme les GAFAM a-t-elle joué ?

Pour moi, ce sont des problématiques qui, jusqu’à présent, ont assez peu interféré directement avec le cadre de l’OMC. En revanche, nous pouvons constater l’incapacité du cadre commercial multilatéral à étendre son périmètre au domaine de l’économie numérique. Les discussions en cours n’ont pas encore abouti. Si bien que l’essentiel des activités des GAFAM demeurent en dehors de son emprise.

L’agriculture, en revanche, fait bel et bien partie de l’OMC. Quel est le bilan de l’organisation en la matière ?

Il faut rappeler les motivations initiales. Parmi elles, au moins deux sont importantes : d’une part, jusque dans les années 1980, les politiques commerciales étaient très défavorables aux pays en développement (PED), qui avaient un accès limité aux marchés des pays riches ; d’autre part, ces derniers, et en particulier l’Europe, pratiquaient un soutien à l’agriculture très substantiel qui incitait à augmenter la production, la stabilisation des prix internes reportant l’ajustement sur le marché mondial (quand ce n’était pas la destruction des excédents), avec des effets souvent déstabilisants pour la production agricole des partenaires, notamment les PED. Le système avait ses motivations et ses mérites propres, certes, mais il n’était pas très satisfaisant, en particulier en termes de coordination internationale ! Aujourd’hui, les engagements pris à l’OMC sur les subventions agricoles ne sont pas particulièrement contraignants pour la PAC. Ils ont permis un plafonnement de la protection commerciale en Europe.

Soyons clair : cet accord n’a pas été imposé de l’extérieur, il résulte d’un choix des États membres, certes motivé par la volonté de trouver un compromis avec leurs partenaires, mais aussi par leur volonté de réformer la PAC, dont les dérives étaient coûteuses et dont les effets internationaux devenaient sources de tensions.

Même si ces réformes ont eu des effets déstabilisants, par exemple à la suite de la levée des quotas de production sur le lait ou sur le sucre, il faut aussi reconnaître que l’on a besoin de coordination et de règles pour organiser le commerce international de produits agricoles et éviter que chacun n’essaie de faire porter le poids de l’ajustement à ses politiques de soutien à ses partenaires commerciaux. Le principal défi aujourd’hui est que ces engagements commerciaux ne deviennent pas un obstacle au développement de politiques agricoles plus respectueuses de l’environnement et plus sûres d’un point de vue sanitaire, mais je ne vois aucune fatalité à ce que cela soit le cas.

N’y a-t-il pas un malentendu sur le rôle de l’OMC ? On lui fait endosser des décisions qui sont de fait prises par les États, décisions qui permettent un minimum de règles.

Oui, l’OMC est une coupable commode. En elle-même, elle est impuissante. C’est une table, un endroit où les États peuvent discuter, arbitrer et tenter de faire respecter les engagements pris les uns vis-à-vis des autres – il est habituel de la décrire comme une organisation guidée par ses membres (members-driven organisation). Et ces accords n’empêchent pas de politiques volontaristes en matière environnementale, par exemple, même s’ils imposent des conditions contraignantes sur la façon dont elles doivent être conçues et appliquées.

Sur la sécurité sanitaire, où les exigences en Europe sont souvent les plus fortes au monde, les accords de l’OMC et la façon dont ils sont interprétés procèdent d’une vision moins exigeante, relevant de l’évidence scientifique plutôt que du principe de précaution. Une des difficultés est par ailleurs que les règles commerciales concernent les produits tels qu’ils traversent la frontière, pas leurs méthodes de production. C’est plus facile à contrôler et cela répond au principe de souveraineté : chaque pays veut rester maître de ses conditions de production. Or dans beaucoup de cas, l’Europe aimerait faire adopter des sortes de mesures-miroirs pour s’assurer que les contraintes imposées à nos agriculteurs soient reflétées par les agriculteurs étrangers. Ce n’est pas impossible mais les règles associées à de telles mesures sont très contraignantes, pour s’assurer qu’elles ne soient pas discriminatoires. Le nouveau règlement européen [3] sur les médicaments vétérinaires, qui interdit l’importation d’animaux et de produits animaux traités avec des produits interdits dans l’UE, par exemple les promoteurs de croissance antibiotiques, va d’ailleurs dans ce sens. Du coup, s’ils veulent conserver l’accès au marché européen, les pays tiers devront adapter leurs pratiques.

Enfin, n’oublions pas que la compatibilité avec les objectifs de développement durable fait partie intégrante des accords de l’OMC, elle est même affirmée dès le préambule de la charte créant l’OMC. Mais l’interprétation dans le cadre des différends est souvent délicate, avec notamment la nécessité de prouver que les restrictions éventuelles sont proportionnées et non discriminantes. Espérons que la crise actuelle permettra une interprétation faisant une part plus claire aux impératifs sanitaires.

Entre l’OMC et la FAO, ne manque-t-il pas un maillon sur l’agriculture pour gérer notamment les demandes de plus en plus fortes de sécurité alimentaire et de santé ?

S’il y a un maillon manquant, ce serait celui-là potentiellement, pour trouver des terrains d’entente stabilisés sur l’interprétation des règles. Mais j’évoquais le capital social et institutionnel de l’OMC : même si D. Trump n’est pas réélu, créer une nouvelle instance sera quand même difficile, d’autant que les problématiques sanitaires sont un sujet contentieux entre les grands acteurs : l’approche européenne n’est pas acceptée par les Américains. Néanmoins, il serait faux de croire qu’en la matière, les Européens ne font que subir les évolutions, bien au contraire. De fait, l’Union européenne est devenue une super puissance normative, le leader en la matière. Le principe pollueur-payeur, la législation sur les produits chimiques, la sécurité sanitaire des aliments… Les régulations européennes finissent souvent par s’imposer au reste du monde. Comme il y a eu un « effet Californie » [4] dans les années 1970, lorsque cet État introduisait des législations sur les pots catalytiques ou les substances cancérigènes qui ont montré la voie aux autres États américains, certains parlent désormais d’un « effet Bruxelles », parce que l’UE combine une ambition réglementaire plus élevée, avec un grand marché et la capacité administrative de mettre en œuvre des réglementations complexes. Aujourd’hui, le précurseur normatif est plus souvent Bruxelles que Washington, mais c’est un terrain de conflit. Les États-Unis se sont orientés vers une approche d’évaluation des risques qui évite les « faux-positifs » (ndlr : quand l’évaluation surestime le risque et qu’en réalité, celui-ci est moins élevé). À l’inverse, l’Europe avec le principe de précaution, le rôle des mouvements écologistes, le traumatisme du sang contaminé puis de la vache folle, a évolué vers une approche cherchant à éviter les « faux-négatifs » (on suppose un risque moins élevé qu’il ne l’est réellement). Deux approches très difficiles à réconcilier.

 


[1] La Chine a d’abord signé en 1947 les accords du GATT, puis s’en est retiré en 1950, à la suite de la création de la République populaire. À partir de 1986 cependant, où la Chine commence à libéraliser son économie, celle-ci exprime son souhait de reprendre son siège. Après une quinzaine d’années de négociations, l’accession de la Chine à l’OMC a été officiellement approuvée par les 142 États membres lors de la Conférence de Doha (9 au 14 novembre 2001).

[2] Depuis la création de l’OMC, les décisions sont prises par consensus. Ainsi, un seul membre peut bloquer l’adoption d’une décision qu’il juge contraire à ses intérêts. Toutefois, lorsqu’un consensus n’est pas possible, l’Accord sur l’OMC prévoit la possibilité de mettre la question aux voix ; la décision est alors prise à la majorité des votants, en général à la majorité des 2/3 (par exemple pour les modalités d’accession d’un nouveau membre) ou des 3/4, pour les décisions interprétatives des Accords de l’OMC. En réalité, ce recours au vote est rare.

[3] Le règlement UE 2019/6.

[4] À partir du Clean air act (1970), première législation fédérale anti-pollution, la Californie a toujours poussé plus loin les normes d’émissions de CO2 et particules toxiques pour les voitures et l’essence, imitée par la suite par le reste de l’Amérique.

 

Commerce & Mondialisation  | Environnement & Ressources Naturelles 
< Retour