Le blog du CEPII

Les Européens sont-ils préoccupés par l’immigration ?

Les interprétations du vote britannique en faveur du Brexit, la montée des partis d’extrême-droite en Europe ou l’extension de discours alarmistes sur l’immigration au-delà des partis qui y sont traditionnellement hostiles pourraient laisser penser que l’immigration constitue un sujet de préoccupation majeur des Européens. Est-ce le cas ?
Par Isabelle Bensidoun, Anthony Edo
 Billet du 4 juin 2019


Pour répondre à cette question, nous avons mobilisé les enquêtes Eurobaromètre diffusées par la Commission européenne. Chaque semestre, les Européens y sont interrogés, à domicile et en face-à-face, sur ce qu’ils considèrent être les deux principaux problèmes auxquels leur pays fait face et, depuis 2008, sur les deux problèmes auxquels ils sont personnellement confrontés.
 

L’immigration, un problème national ?

Comme l’illustre le graphique 1, les Européens sont essentiellement préoccupés par des considérations économiques : chômage surtout — en moyenne, entre 2002 et le premier semestre 2015, plus de 40 % des Européens désignent le chômage comme l’un des deux problèmes auxquels leur pays fait face —, situation économique en général ensuite (près de 30 %) et inflation (21 %).
 

Graphique 1 : Les problèmes auxquels les Européens estiment que leur pays est confronté

Notes :  ne sont donc pas reportés les items suivants : défense, dette publique, éducation, énergie, environnement, fiscalité, immobilier, retraites, terrorisme, transport public, autres et « ne sais pas ».
De 2002 à 2004 l’échantillon porte sur les résidents des pays de l’UE à 15 et inclut à partir de 2005 les résidents des 13 autres pays de l’UE à 28. 
Source : Commission européenne, enquêtes Eurobaromètre.


Jusqu’au premier semestre 2014, l’immigration arrive loin derrière ces aspects économiques. Entre 2002 et jusqu’à cette date, ce sont toujours moins de 20 % des Européens, et 12 % en moyenne, qui considèrent l’immigration comme un des deux problèmes auxquels leur pays est confronté. Mais avec l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés en Europe, notamment en Allemagne entre 2014 et 2016, cet aspect a pris de l’ampleur pour atteindre son acmé à l’automne 2015, date à laquelle 36 % des Européens désignent l’immigration comme l’un des deux problèmes auxquels leur pays est confronté.

Cette évolution est principalement tirée par l’Allemagne, pays le plus peuplé de l’Union et dans lequel la part de ceux qui considèrent que l’immigration constitue un problème a bondi de 38 points de pourcentage entre le premier et le second semestre 2015 (graphique 2).
 

Graphique 2 : Pourcentage d’enquêtés pour lesquels l’immigration constituent un des deux problèmes auxquels leur pays est confronté : premier semestre 2015, second semestre 2015 et automne 2018

Note : en vert clair figure le % d’enquêtés pour lesquels l’immigration constituent un des deux problèmes auxquels leur pays est confronté au premier semestre 2015, en vert foncé la variation de ce % entre le premier et le second semestre 2015. En conséquence le % au second semestre 2015 est représenté par la hauteur des bâtons (vert clair et vert foncé). Le % à l’automne 2018 est quant à lui représenté par les points gris. Par exemple en Allemagne, au premier semestre 2015 ce % est égal à 38 %, la variation entre le premier et le second semestre est de 38 points de % et en conséquence ce % au second semestre est de 76 %. À l’automne 2018, il est de 36 %.
Source : Commission européenne, enquêtes Eurobaromètre.


Dans tous les autres pays de l’Union, exception faite de la Lituanie, cette part a aussi progressé, parfois très fortement (entre 30 points et près de 50 points de %) dans 7 pays dont les Pays-Bas (+46 points), parfois plus faiblement — moins de 20 points de % — dans 14 pays dont la France (+14) ou la Grande-Bretagne (+11).

Depuis cet épisode migratoire exceptionnel, cette part a reculé dans la plupart des pays et, en 2018, ce ne sont plus que 20 % des Européens qui considèrent l’immigration comme un des deux problèmes auxquels leur pays fait face. Si l’hétérogénéité est encore importante entre les Maltais (50 %), les Portugais (seulement 3 %) et les Français (15 %), elle l’est moins qu’elle ne l’était fin 2015.
 

L’immigration, un problème personnel ?

En outre, lorsqu’ils sont interrogés sur les deux problèmes auxquels ils sont confrontés à titre personnel, quelle que soit l’année, moins de 10% des Européens[1] désignent l’immigration comme l’un d’entre eux (Graphique 3).  Fin 2018, ce sont les Maltais (15 %), les Italiens (13 %) et les Belges (11 %) qui sont personnellement les plus préoccupés par l’immigration, moins de 4 % des Français et moins de 1 % des Portugais le sont.
 

Graphique 3 : L’immigration, problème national ou personnel ?
 
 
Notes : sont reportés ici le pourcentage d’Européens qui considèrent l’immigration comme l’un des deux problèmes auxquels leur pays est confronté (niveau national) et celui de ceux qui la considèrent comme un de leur deux problèmes personnels (niveau personnel).  De 2002 à 2004 l’échantillon porte sur les résidents des pays de l’UE à 15 et inclut à partir de 2005 les résidents des 13 autres pays de l’UE à 28. 
Source : Commission européenne, enquêtes Eurobaromètre.

 

Ainsi, si les Européens sont relativement nombreux à considérer l’immigration comme un problème pour leur pays au moment de la crise des réfugiés, ils sont très peu à le désigner comme un problème sur le plan personnel.
 

Protection sociale et criminalité : deux sujets sur lesquels une majorité d’Européens ont une perception négative de l’immigration

L’enquête Eurobaromètre 469 de 2017 sur l’intégration des immigrés, qui interroge les Européens sur l’impact des immigrés sur la société permet de préciser leurs positions sur un certain nombre d’aspects (tableau 1) [2].
 

Tableau 1 : Impact des immigrés sur la société, 2017
Les avis divergent quant à l’impact des immigrés sur la société. Dans quelle mesure êtes-vous d’accord ou pas d’accord avec chacune des propositions suivantes ? Dans l’ensemble les immigrés :
En %,  UE D’accord Pas d’accord
ont globalement un impact positif sur l’économie 50,3 40,3
sont un fardeau pour notre système de protection sociale 55,6 38,0
prennent les emplois des travailleurs nationaux 38,7 57,0
aident à pourvoir des emplois pour lesquels  il est difficile de trouver des travailleurs 72,0 23,5
apportent de nouvelles idées et/ou stimulent l’innovation 49,0 41,1
enrichissent la vie culturelle (art, musique, cuisine,…) 61,3 33,3
aggravent les problèmes de criminalité 55,0 37,8
Note : les sommes en ligne ne sont pas égales à 100% car la réponse « ne sais pas » n’est pas reportée ici.
Source : Commission européenne, Eurobaromètre spécial 469 (vague 88.2) réalisé en octobre 2017.


En 2017, la moitié des Européens estiment que les immigrés ont un impact positif sur l’économie, qu’ils apportent des idées nouvelles et stimulent l’innovation, et plus de 60 % qu’ils enrichissent la vie culturelle nationale. C’est sur le système de protection sociale et la criminalité qu’ils ont majoritairement une perception négative des immigrés : 56 % estiment qu’ils sont un fardeau pour la protection sociale et 55 % qu’ils aggravent les problèmes de criminalité. En revanche, sur les aspects liés au marché du travail, ils sont plus de 70 % à considérer que les immigrés aident à pourvoir les emplois pour lesquels il est difficile de trouver des travailleurs et près de 60 % sont en désaccord avec l’affirmation selon laquelle les immigrés prennent les emplois des travailleurs nationaux.

La perception des effets de l’immigration sur le marché du travail d’une large majorité d’Européens est ainsi en adéquation avec les résultats de la plupart des travaux empiriques sur la question. Ceux-ci montrent, en effet, que l’idée selon laquelle les immigrés auraient, en moyenne, un impact négatif sur l’emploi et les salaires n’est pas vérifiée : les effets de l’immigration sur le marché du travail sont négligeables (Edo, 2018, 2019). Quant à un effet négatif sur les travailleurs peu qualifiés, tout dépend de la structure de qualification des immigrés. Ainsi, en France, par exemple, où l’immigration des dernières décennies a surtout augmenté le nombre relatif de travailleurs qualifiés, cela a eu un impact négatif sur le salaire des travailleurs qualifiés et positif sur celui des faiblement qualifiés (Edo et Toubal, 2015). L’immigration a donc redistribué la richesse des travailleurs qualifiés vers les travailleurs moins qualifiés et contribué à réduire les inégalités salariales.

En revanche, sur le système de protection sociale comme sur la criminalité, les opinions d’une majorité d’Européens reposent sur des représentations incomplètes qui, dès lors, tout en n’étant pas totalement fausses ne sont pas pour autant correctes.

Le sentiment de ceux qui estiment que les immigrés constituent un fardeau pour la protection sociale reflète sans doute la connaissance qu’ils ont de certaines caractéristiques socio-économiques des immigrés et de leurs conséquences. Sur le marché du travail en effet, la situation moyenne d’un immigré est moins favorable que celle d’un natif (Chojnicki et al., 2016) : moins qualifié, il perçoit une rémunération moins importante et verse en conséquence moins de cotisations ; plus souvent au chômage, il perçoit davantage d’allocations ou d’aides sociales. En outre, comme en moyenne il a une famille plus nombreuse, il reçoit plus d’allocations familiales (OECD, 2015). Ces caractéristiques moyennes peuvent laisser penser que les immigrés pèsent davantage sur les finances publiques que les natifs, voire qu’ils constituent un fardeau en percevant beaucoup d’aides et en cotisant peu. Mais tout dépend de l’écart entre ce que les immigrés dans leur ensemble perçoivent et ce qu’ils versent, qui lui-même dépend de la structure par âge de la population immigrée.  Or, les immigrés étant concentrés dans les catégories d’âge actif (entre 25 et 60 ans), dans lesquelles les niveaux de cotisations dépassent ceux des prestations, les immigrés dans leur ensemble ont une contribution nette modérée (parfois positive, parfois négative) aux finances publiques[3]. Et c’est peut-être cet aspect démographique, absent des discours politiques, qu’une majorité d’Européens ignore.

Sur la criminalité, ce que les études, encore peu nombreuses, nous enseignent c’est que la simple corrélation entre criminalité et présence immigrée ne signifie pas que la seconde soit la cause de la première (Bell, 2019). Il se peut en effet que dans les zones géographiques où la présence immigrée est forte, la criminalité le soit aussi, mais pour des raisons liées aux conditions socio-économiques qui prévalent dans la zone (pauvreté, pénurie de services publics, …) et non à l’immigration. Ce qu’il convient alors d’examiner pour éliminer ce biais, c’est le lien entre les variations de la présence immigrée et de la criminalité, tout en s’assurant que ce lien provient bien de la variation de la présence immigrée et non de celle des conditions qui prévalent dans les zones géographiques. Et ce n’est qu’une fois l’ensemble de ces précautions prises que peut être établi l’effet de l’immigration sur la criminalité. Selon les pays et le type de population immigrée étudiés, l’impact obtenu est, là aussi, soit positif, soit négatif, mais toujours faible.[4]
 

Des perceptions de l’immigration ni totalement fausses ni vraiment correctes

En définitive, ce qui préoccupe avant tout les Européens, ce sont les aspects économiques, et surtout le chômage. Sur le plan personnel, ils accordent à l’immigration une place très minoritaire dans la hiérarchie des problèmes auxquels ils sont confrontés. Mais ils sont plus nombreux à la considérer comme un problème pour leur pays, particulièrement lors de pics migratoires, comme la crise des réfugiés en 2015. Lorsqu’ils sont, en 2017, interrogés sur l’impact des immigrés sur la société, c’est sur la protection sociale et la criminalité qu’une majorité d’entre eux a une perception négative de l’immigration. Sur ces deux aspects, pourtant, les études délivrent des résultats beaucoup plus nuancés.

La majorité des Européens auraient-ils ainsi une perception fausse des effets de l’immigration sur la protection sociale et la criminalité ? Incomplète plutôt. Car pour évaluer les effets de l’immigration il faut tenir compte non seulement d’aspects que les Européens perçoivent, mais aussi d’autres éléments, tels que la démographie pour la protection sociale ou les conditions socio-économiques des zones géographiques pour la criminalité. Dès lors que ces éléments sont pris en compte, l’immigration n’est, comme l’exprime Lionel Ragot, « ni un fardeau ni une aubaine pour les finances publiques », pas plus qu’elle n’aggrave nécessairement la criminalité.

À l’heure des infox, de la remise en cause du savoir comme valeur permettant d’approcher la vérité, et d’une préférence marquée pour la confirmation de ses propres opinions, le chemin qui pourrait mener à une connaissance plus complète paraît bien escarpé. Pourtant, si, comme le souligne Pierre Rosanvallon, « c’est toujours la connaissance qui permet de réduire les fantasmes, lesquels sont les ennemis permanents du vivre ensemble et de la démocratie »[5], le défi est à relever.

 

 


[1] Entre 2008 et début 2015 ce sont en moyenne 3,5% des Européens qui désignent l’immigration comme l’un des deux problèmes auxquels ils sont confrontés à titre personnel. Ils sont près de 9% à l’automne 2015 et 6% en 2018.

[2] Pour s’assurer que tous les enquêtés ont la même compréhension de la manière dont un immigré est défini dans l’enquête, la définition retenue est répétée à plusieurs reprises : « un immigré est un individu né hors de l’UE qui a quitté son pays de naissance et qui séjourne légalement dans un pays de l’UE ». Est aussi ajouté « Nous ne parlons pas des citoyens de l’UE, ni des enfants d’immigrés qui ont la nationalité ni des immigrés illégaux. Les statistiques officielles montrent que la plupart des immigrés qui demeurent légalement dans notre pays viennent de (4 ou 5 pays d’origine sont donnés)».

[3] Voir le rapport de l’OCDE de 2013 ou la lettre du CEPII N° 394 de 2019 sur la France.

[4] Voir les études de Bell et al. (2013) pour la Grande-Bretagne, Bianchi et al. (2012) pour l’Italie, Spenkuch (2014) pour les Etats-Unis  et celle d’Ozden et al. (2018) sur la Malaisie.

[5] Interview de Pierre Rosanvallon dans Zadig, numéro 1, mars 2019.


Article paru dans Alternatives économiques le 4 juin 2019.

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