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La Fed a-t-elle "failli" ?

L’hebdomadaire britannique The Economist tire à boulets rouges sur la Fed, qui aurait tardé à relever ses taux pour contenir l’inflation. Une critique infondée, analyse Axelle Arquié. Version longue d'un article initialement paru dans Alternatives économiques le 13 mai 2022
Par Axelle Arquié
 Billet du 19 mai 2022 - Dans les médias


Le 23 avril, The Economist titrait "The Fed that failed" (La Fed qui a failli) : la banque centrale américaine aurait échoué dans son rôle de gardienne de la stabilité des prix. Si la Fed a relevé pour la première fois depuis 2018 son taux directeur de 0,25 % à 0,5 % en mars, puis de 0,5 % à 0,75 % le 4 mai dernier, certains observateurs, aux rangs desquels The Economist, lui reprochent de ne pas avoir agi plus tôt et plus fermement, face à une inflation s’accélérant depuis début 2021 et ayant atteint 8,5 % en mars (OCDE). Si l’énergie et les denrées alimentaires n’y sont pas étrangères, lorsque ces deux postes sont soustraits de l’indice des prix, l’inflation sous-jacente atteint encore tout de même 6,5 %. Une situation très différente de celle qui prévaut en Europe où elle n’est que de 3,5 %.

Il faut dire que le spectre des années 1970 hante les banquiers centraux américains, effrayés de se retrouver dans la situation de la Fed d’alors, accusée d’avoir laissé l’économie s’engouffrer dans une tourmente d’incertitude et d’instabilité jusqu’à l’arrivée de Paul Volcker, qui brisa l’inflation, au prix de deux récessions sévères et de destructions d’emplois. Mais la Fed de Jérôme Powell a-t-elle réellement failli ? Ou bien serait-elle au contraire sur le point de faillir : la crainte de répéter l’"erreur" des années 70 la poussant progressivement à une surréaction, c’est-à-dire à une hausse des taux d’intérêts supérieure à ce que l’économie américaine peut supporter ? Pour démêler les termes du débat entre les deux camps en présence, le camp de l’offre et celui de la demande, il faut s’intéresser aux évolutions de la demande mais aussi de sa composition, et apprécier à quel point les contraintes pesant sur l’offre sont prégnantes. Il faut également évaluer le rôle des anticipations et la plausibilité de l’émergence d’une boucle prix-salaires.

La question originelle de toute politique monétaire : l’inflation vient-elle de l’offre ou de la demande ?

La sentence prononcée par The Economist renvoie à une interrogation assez classique : l’origine de l’inflation est-elle liée à une modification de la demande (des consommateurs) ou de l’offre (des producteurs) ? Si des contraintes temporaires sur l’offre limitent durablement le niveau potentiel de production de l’économie (qui dépend du stock de capital, de travail et de la productivité), entraînant une hausse des prix à demande inchangée, alors la Fed ne devrait en principe pas relever ses taux (si l’on omet pour le moment le rôle des anticipations). La Fed pourrait bien entendu limiter l’inflation en augmentant son taux directeur, quelle que soit l’origine de la hausse des prix, mais cela n’est en théorie pas souhaitable car l’investissement déjà affecté par le choc négatif d’offre en souffrirait. Prenons une hausse de prix qui serait générée par des goulets d’étranglement liés à un vieillissement des équipements. Dans ce cas, augmenter les taux et limiter la demande, qui est étrangère à ce renchérissement des biens, n’aurait que des effets contre-productifs puisque cela freinerait l’investissement dont l’appareil productif a, en l’espèce, besoin. A l’inverse, si une demande excessive est responsable de l’inflation, la Fed doit en principe augmenter ses taux pour contenir la demande et la ramener à un niveau compatible avec les capacités productives maximales.

Cette présentation des termes du débat, pour simpliste qu’elle paraisse, résume assez bien les deux camps qui s’opposent quant à la politique (monétaire) à tenir face à ce retour de l’inflation. Le premier camp ("camp de l’offre") défend que des contraintes sur les chaînes d’approvisionnement internationales, liées à la pandémie de Covid-19, ont altéré la capacité de l’appareil de production par rapport au niveau pré-covid et l’ont empêché de s’ajuster face à une modification de la composition de la demande ; la demande ne serait alors pas responsable en ce que le rythme de croissance de son niveau global ne serait pas excessif. Le second camp ("camp de la demande") maintient que les confinements successifs, qui ont bridé la demande de services, ainsi que les relances, notamment le American Rescue Plan du gouvernement Biden distribuant 1 900 milliards de dollars aux ménages américains, ont débouché sur une croissance excessive de la demande. Qu’en est-il en réalité ?

Une réorientation de la demande des services vers les biens durables : un choc de demande partiel

En volume, les dépenses de consommation de biens durables (automobile, équipements ménagers et de loisirs, meubles etc.) des ménages américains se sont considérablement accrues entre le deuxième trimestre 2020 (soit le début de la pandémie de Covid-19) et le premier trimestre 2022 (graphique 1). Elles ont autant augmenté sur ces deux années qu’entre 2012 et 2020, soit en huit ans. Cela représente donc une quantité considérable de demande supplémentaire inondant l’économie en un laps de temps assez court. L’indice des prix des biens durables, qui connaissait une baisse tendancielle, est quant à lui reparti à la hausse à partir du premier trimestre 2021. Cela pourrait laisser penser que le camp de la demande l’emporte. Mais lorsque l’on regarde les évolutions de la demande globale, on s’aperçoit que la forte hausse que celle-ci a connu entre fin 2020 et début 2022 correspond en réalité à un rattrapage, suivi d’un retour à la tendance pré-Covid. Il s’agirait donc d’un choc de demande partiel, portant sur la demande de biens durables, mais qui n’aurait pas affecté le rythme de croissance de la demande totale.
 

Graphique 1: la demande s’est orientée vers les biens durables dont les prix, après une longue période de baisse, ont augmenté

Source : Bureau of Economic Analysis.

 

Graphique 2 : la demande globale, après avoir baissé pendant la crise de Covid-19, a retrouvé la tendance pré-covid

Source : Bureau of Economic Analysis.

 

Inflation des biens durables : de fortes contraintes sectorielles du côté de l’offre

En outre, lorsque l’on regarde de plus près l’évolution des dépenses et celle des prix des différents biens durables, on s’aperçoit que c’est là où la croissance de la demande a été la plus forte, les biens de loisir, que les hausses de prix ont été les plus modérées (graphique 3). Et à l’inverse, là où la dépense a le moins augmenté, dans le secteur automobile, que les hausses de prix ont été les plus fortes.
 

Graphique 3 : les secteurs de biens durables qui ont connu l’inflation la plus forte ne sont pas ceux où la demande a le plus augmenté

Source : Bureau of Economic Analysis.

 


Or, c’est également dans l’automobile que les contraintes de l’appareil productif ont été les plus criantes avec de nombreux goulets d’étranglement. Et en effet, les variations de l’indice du degré de perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales[1] montrent que si les contraintes liées à l’offre se sont un peu relâchées fin 2021, elles demeurent à un niveau historiquement élevé pour l’ensemble de l’économie (graphique 4).
 

Graphique 4 : les chaînes d’approvisionnement mondiales continuent de montrer de forts signes de contraintes liées à l’offre

Source : Gianluca Benigno, Julian di Giovanni, Jan J. J. Groen, and Adam I. Noble, “Global Supply Chain Pressure Index: March 2022 Update”.

 


En résulte l’argumentaire du camp de l’offre : si, après un rattrapage post-covid, le rythme d’accroissement de la demande globale a retrouvé depuis fin 2021 un niveau très proche de celui de la période 2010-2019, celle-ci s’est distordue en faveur des biens durables au détriment des services, en raison des confinements. Et l’appareil productif n’a pas été en mesure d’opérer la réallocation sectorielle nécessaire pour accommoder ce changement. Il faut dire que les travailleurs ne peuvent pas aisément quitter un métier de services pour un métier de production de biens durables pour des raisons évidentes de qualifications. Et le capital n’est pas non plus ajustable si rapidement : construire une usine, par exemple, prend évidemment du temps. On touche ici à la limite de la séparation entre les deux lignes d’arguments : difficile de dire s’il s’agit d’un choc d’offre ou d’un choc de demande lorsqu’une modification considérable de la composition de la demande se heurte aux limites de réajustement intersectoriel de l’offre productive.

Est-il vraiment judicieux d’augmenter les taux pour jouer sur la composition de la demande et favoriser les ajustements sectoriels ?

Dans ce contexte la question est plutôt de trancher sur l’opportunité d’une hausse de taux pour jouer sur la composition de la demande ou sur les ajustements sectoriels côté offre : augmenter ses taux plus tôt, aurait-il pu permettre à la Fed d’atteindre l’un de ces objectifs ? En d’autres termes, s’agissait-il vraiment d’un "moment Volcker" manqué pour la Fed ?

Il est clair qu’une hausse de taux, en comprimant la demande, aurait pu ralentir la hausse des prix mais l’augmentation d’un taux unique, le taux directeur de la Fed, n’est pas de nature à opérer un réajustement sectoriel de l’appareil productif ou un rééquilibrage de la composition de la demande vers les services. En outre une hausse de taux n’est sans doute pas souhaitable : un article récent montre que la politique monétaire optimale, en présence d’une modification de la composition sectorielle de la demande, consiste à accepter un excès d’inflation par rapport à la cible habituelle de 2 % afin de faciliter un ajustement des prix relatifs permettant une réallocation sectorielle, surtout lorsque les travailleurs sont peu mobiles.

Ensuite l’économie américaine ne paraît pas avoir atteint le plein emploi. L’output gap demeure négatif, ce qui signifie que la production se situe sous son niveau potentiel (graphique 5). Pris isolément, cet indicateur peut être insuffisant car il repose sur des estimations impliquant nombre d’hypothèses théoriques parfois hasardeuses, et son estimation a par le passé déjà été biaisée à la baisse et a conduit la Fed à mener des politiques trop accommodantes. Mais, argument sans doute plus convaincant, le PIB réel a baissé au premier trimestre 2022 (-1,5 %), ce qui rend peu probable le scénario d’une surchauffe de l’économie américaine. Dans une telle situation, il aurait été difficile de soutenir une hausse de taux plus tôt, ou plus forte, l’économie n’étant nullement en surchauffe.
 

Graphique 5 : l’économie américaine ne paraît pas en surchauffe

Source : Saint Louis Fed, Congressional Budget Office.

 

Un ingrédient supplémentaire du dilemme de la Fed : les anticipations d’inflation et la boucle prix-salaires

Reste l’argument des anticipations d’inflation. L’idée est que même si l’origine de l’inflation était purement liée à des contraintes du côté de l’offre, l’inflation pourrait s’accélérer si les agents économiques anticipent qu’elle va durer. La Fed serait alors tenue d’intervenir pour enrayer un cycle auto-entretenu d’inflation.

C’est en effet ce que préconiserait un modèle néo-keynésien, très utilisé par les banques centrales, et qui justifie théoriquement l’"ancrage" des anticipations, cher aux banquiers centraux. Toutefois ce cadre théorique repose sur une hypothèse implicite contestable comme le rappelait récemment l’économiste Jeremy B. Rudd. Dans un monde où les entreprises sont contraintes de satisfaire la demande quel que soit le prix et où il est coûteux de modifier trop souvent les prix, lorsque les entreprises le font, elles prennent alors en compte les coûts de production futurs. Ainsi les anticipations d’inflation déterminent dans ce cadre théorique l’inflation présente - mais ce, à la condition que les entreprises soient obligées de satisfaire l’intégralité de la demande qui leur est adressée. Reposant en grande partie sur ce type de modèle, prédominant au sein des banques centrales, et donc sur cette hypothèse implicite, le soubassement théorique du canal des anticipations paraît donc assez fragile.

Quoi qu’il en soit, les anticipations d’inflation demeurent de toute façon modérées : bien qu’en hausse depuis 2021, elles restent peu élevées, autour de 2 % à 5, 10 et 20 ans.
 

Graphique 6 : les anticipations d’inflation restent modérées

Source : Cleveland Federal Reserve.

 

Pour autant, le spectre du déclenchement d’une boucle prix-salaires est dans beaucoup d’esprits.  Les travailleurs, s’ils croient que l’inflation va persister, pourraient exiger des salaires plus élevés ce qui conduirait les entreprises à augmenter leur prix pour couvrir ce coût supplémentaire. Une dynamique auto-entretenue entre prix et salaires s’enclencherait alors. Ce raisonnement nécessite théoriquement deux hypothèses : premièrement, que les ménages se soucient du salaire réel, et ne soient donc pas victimes de "l’illusion monétaire", deuxièmement, que le rapport de force entre salariés et employeurs leur permette d’obtenir des hausses de salaire. Or le pouvoir de négociation des salariés est considérablement entamé, si l’on en juge par le taux de syndicalisation, passé de près de 30 % dans les années 70 à moins de 12 % en 2021. Autrement dit, si une boucle prix-salaires pouvait se former dans les années 1970, cette perspective semble plus lointaine aujourd’hui.

Et en effet, les signes d’une telle boucle sont faibles dans la mesure où la hausse des salaires nominaux demeure inférieure à l’inflation : 5 % pour le secteur privé en mars 2022, ce qui signifie concrètement que les salaires réels ont baissé. Une récente analyse de l’institut Peterson indique un ralentissement du rythme de croissance du salaire horaire sur les trois derniers mois (février, mars, avril) où en variation annualisée, les salaires n’ont augmenté que de 3,7%. Une dynamique prix-salaires est d’autant moins susceptible de s’enclencher qu’un tiers de la valeur ajoutée de la demande finale dans le secteur manufacturier est issue de l’étranger (source OCDE, 2018), où les prix sont ainsi indépendants du marché du travail américain. Un article récent de trois économistes de la BCE montre en effet que le risque de transmission d’une hausse des salaires aux prix est logiquement plus modéré dans les secteurs les plus ouverts, où la concurrence internationale contient la hausse de prix.

Difficile au vu de tous ces éléments d’affirmer, comme le fait The Economist, que la Fed a failli. On peut au contraire s’inquiéter que, face aux critiques qui la visent, elle ne soit désormais lancée dans une succession de hausses des taux trop rapide dans le seul but de limiter une inflation qui semble pourtant principalement liée aux résidus de la crise du Covid : une demande orientée vers les biens durables de secteurs où des goulets d’étranglement importants subsistent. Même si la demande demeurait orientée vers les biens durables pour de bon, une hausse de taux trop forte, en renchérissant l’investissement, contraindrait tout réajustement sectoriel de l’appareil productif et ne paraît donc pas propice. Quant à la peur d’une envolée des anticipations et d’un enclenchement d’une boucle prix-salaires, elle paraît peu vraisemblable compte tenu de la perte de pouvoir de négociation des salariés. Si toutefois ce risque existait, les hausses déjà décidées par la Fed paraissent suffisantes pour le contenir et il ne faudrait pas que, de peur d’être accusée de manquer son "moment Volcker", la Fed de Jérôme Powell ne brise la croissance, non seulement américaine, mais mondiale.

 


[1] Cet indice est construit par des économistes de la Federal Reserve de New-York à partir de données sur les coûts de transports, les délais de livraisons, les stocks achetés et les arriérés, en ôtant les variations liées à la demande.

Lien vers l'article sur le site d'Alternatives économiques

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