Le blog du CEPII

La divergence, une maladie européenne ?

« L’euro n’a pas apporté la prospérité promise, mais la division et la divergence » a récemment affirmé J. Stiglitz. Comment l’intégration monétaire aurait-elle accentué la divergence entre ses pays membres ? Une récente étude du CEPII mesure l’effet de l’intégration monétaire sur la divergence des prix entre pays, en s’intéressant aux déséquilibres sectoriels.
Par Sophie Piton
 Billet du 30 septembre 2016


La forte divergence macroéconomique entre les pays les plus riches et les pays les plus pauvres de la zone euro a, dans les premières années de la monnaie unique, été interprétée comme le reflet d’un processus de rattrapage de ces derniers[1]. Inutile donc de s’en préoccuper défendaient Olivier Blanchard et Francesco Giavazzi. Il a fallu la crise de la zone euro semble-t-il pour remettre en question la réalité de ce processus de convergence. En 2015, Benoît Coeuré constatait que dans les pays les plus touchés, les écarts de revenus par habitant s’étaient même creusés entre membres de la zone, remettant en cause l’un des objectifs fondamentaux de la monnaie unique ![2] Dans son nouvel ouvrage publié le 14 septembre 2016, J. Stiglitz affirme ainsi que l’euro « menace l’avenir de l’Europe ». Il fait le constat que la monnaie unique, plutôt que de permettre une convergence des niveaux vie de ses pays membres, n’a pas apporté la prospérité promise, mais au contraire division et divergence[3].

Comment l’intégration monétaire aurait-elle accentué la divergence entre les pays ? Une récente étude du CEPII cherche à mieux identifier les mécanismes à l’origine de cette divergence macroéconomique entre pays membres de la zone euro. Cette divergence s’est traduite, avant la crise, par de forts différentiels d'inflation. Ces différences d’inflation auraient pu refléter une convergence des niveaux des prix entre pays. Néanmoins, plusieurs études ont déjà montré que, si les prix dans les secteurs exposés à la concurrence internationale (comme les activités industrielles, le transport ou encore le tourisme) ont convergé[4], cela n’a pas été le cas des prix dans les secteurs qui en sont abrités (le secteur immobilier, la grande distribution ou la distribution d’eau et d’énergie notamment). De sorte que la divergence des taux d'inflation entre les pays reflètent principalement la divergence des prix relatifs entre secteurs abrités et secteurs exposés.

Depuis l’intégration monétaire jusqu’à la crise financière globale de 2008, les prix dans les secteurs abrités, relativement aux secteurs exposés, ont très fortement augmenté dans la « périphérie »[5] (+ 27 %) par rapport à ceux des pays du « centre » de la zone (+ 12 %). Les bulles immobilières ont joué un rôle important dans ces évolutions[6]. Mais l’expansion des secteurs abrités ne repose pas uniquement sur celle du secteur immobilier. Au Portugal, l’emploi dans le secteur immobilier et la construction a même baissé (- 8 %) entre 1999 et 2008. Et si l’on exclut les activités immobilières, les prix relatifs connaissent toujours une forte augmentation (+ 24 %) dans la périphérie, entre 1999 et 2008.

En cause, de fortes augmentations de prix dans les secteurs de l’administration publique, la santé et l’enseignement (+ 51 %), la finance (+ 45 %), les secteurs d’infrastructures (distribution d’eau et d’énergie, + 40 % en moyenne entre 1999 et 2008) et le secteur du commerce de gros et de détail (+ 26 %).

Cette étude suggère que ces évolutions ne sont pas seulement le résultat d’une perte de productivité relative des secteurs abrités (le traditionnel effet Balassa-Samuelson), mais résultent également de la forte baisse des taux d’intérêt dans les pays périphériques. L’intégration monétaire a, en effet, permis une convergence des taux d’intérêt nominaux au sein de la zone autour de 4,3 % dans le milieu des années 2000. Cette convergence a entraîné de fortes baisses de taux d’intérêt, entre 1999 et 2008, dans les pays périphériques relativement aux pays du centre de la zone : ces derniers ont vu leur taux d’intérêt nominal baisser de 7,6 points en moyenne entre 1995 et 2008, contre 3,16 points en moyenne pour les pays du centre de la zone. Cette baisse du taux d’intérêt n’a pas eu le même impact sur le secteur abrité que sur le secteur exposé. Cela vient des bulles immobilières et de l’effet d’une forte croissance de la demande domestique qui, dans le secteur exposé, peut être soutenue par les importations. Cela tient également aux différences entre ces deux secteurs quant à l’intensité de leurs activités en capital ou main d’œuvre[7].

Ce dernier mécanisme est quantifié dans l’étude (l’effet du taux d’intérêt provenant des différences d’intensité capitalistique). Il en résulte que l’effet Balassa-Samuelson et le taux d’intérêt ont tous deux un impact significatif sur le prix relatif (secteur abrité/exposé). En Grèce, la baisse du taux d'intérêt réel entre 1995 et 2008 par rapport à la moyenne de la zone euro (- 2,3 %) pourrait expliquer un peu moins de la moitié de la hausse des prix relatifs. Cet effet du taux d’intérêt ainsi que l’effet Balassa Samuelson expliquent à eux deux plus de 78 % de l’augmentation du prix relatif en Grèce. En Italie, ces deux effets expliquent plus de 65 % de l’augmentation du prix relatif (+ 14,1%), mais l’effet Balassa-Samuelson contribue plus à cette augmentation que l’effet du taux d’intérêt pour ce pays. En Allemagne, la faible augmentation du taux d'intérêt réel relativement à la moyenne de la zone euro (+ 1,4 %) n’expliquerait que 7 % de la baisse du prix relatif. Cet effet, ainsi que l’effet Balassa Samuelson, n’expliquent à eux deux que 26 % de la baisse du prix relatif dans ce pays[8]. Les taux d’intérêt semblent donc avoir joué un rôle beaucoup plus important dans les évolutions de prix relatifs en Grèce qu’en Allemagne.

Ainsi, l’intégration monétaire – en permettant la convergence des taux d’intérêt nominaux des pays membres – aurait favorisé les déséquilibres sectoriels dans certaines économies de la « périphérie » de la zone. Depuis la crise financière de 2008, la hausse des taux d’intérêt réels (relativement à la moyenne de la zone euro) dans la périphérie a très certainement favorisé la stabilisation des prix relatifs dans ces économies (voire la légère baisse de ces prix si l’on exclut les évolutions du secteur immobilier). La reprise des secteurs exposés compense toutefois difficilement les pertes d’emplois dans les secteurs abrités – ces derniers étant plus intensifs en main-d’œuvre. Les divergences entre pays se traduisent dès lors par des réactions très hétérogènes des économies de la zone euro à la crise et par de fortes disparités dans les taux de chômage. Réduire ces divergences constitue un tel défi que plusieurs économistes, et notamment Joseph Stiglitz, doutent de la capacité de l’Europe à y parvenir.

[1] En 2002, Olivier Blanchard et Francesco Giavazzi suggéraient ainsi que les déficits courants des pays périphériques reflétaient essentiellement ce processus de rattrapage et que les déficits devaient se réduire à mesure que les pays convergent. O. Blanchard & F. Giavazzi (2002), Current account deficits in the euro area : the end of the Feldstein-Horioka puzzle?, Brookings Papers on Economic Activity, 33(2):147-210.
 
[2] Intervention de Benoît Cœuré, membre du directoire de la BCE, à la Semaine des Ambassadeurs, Paris, 27 août 2015.
 
[3] Joseph Stiglitz : « L’euro n’a pas apporté la prospérité promise », Le Monde Economie du 12 septembre 2016, propos recueillis par Marie Charrel.
 
[4] Á. Estrada, J. Galí & D. López-Salido (2013), Patterns of convergence and divergence in the euro area, IMF Economic Review, 61(4):601-630.
 
[5] La périphérie comprend l’Espagne, le Portugal, l’Italie, l’Irlande et la Grèce. Les pays du centre sont l’Autriche, la Belgique, l’Allemagne, la Finlande, la France et les Pays-Bas.
 
[6] Thomas Grjebine, dans la Lettre du CEPII d’avril 2014, montre que la majorité des pays de l’OCDE ont connu des hausses spectaculaires des prix de l’immobilier entre 1997 et 2007.
 
[7] Ce résultat est obtenu par une extension de l’analyse de l’effet Balassa-Samuelson, qui s’intéresse à l’impact de la hausse de la productivité dans le secteur exposé sur le prix relatif, aux effets du taux d’intérêt sur le prix relatif. Dans ce cadre théorique, la baisse du taux d’intérêt – comme la hausse de la productivité dans l’effet de Balassa-Samuelson – alimente une hausse des salaires réels dans l'ensemble de l'économie ; ces deux effets se compensent dans le secteur exposé. Néanmoins, comme le secteur abrité est relativement plus intensif en main d’œuvre, la hausse des salaires réels n’est pas compensée par la baisse du coût du capital dans ce secteur, ce qui entraîne une augmentation des prix dans le secteur abrité relativement au secteur exposé.
 
[8] La hausse relative du taux d’intérêt en Allemagne (+ 1,4 %) pourrait en partie expliquer la baisse de 5 % des salaires réels relativement à la moyenne de la zone euro entre 1995 et 2008, selon cet effet des différences d’intensité capitalistiques. Mais ces éléments semblent n’expliquer qu’une faible part de la baisse du prix relatif.
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