Le blog du CEPII

"Greenflation" : les enjeux de la première crise de la transition écologique

Alors que la guerre en Ukraine fait flamber les prix des matières premières, comment les autorités peuvent-elles faire face à une inflation qui, avec la transition écologique, pourrait être durable ? Article paru dans Alternatives économiques le 1er mars 2022.
Par Thomas Grjebine
 Billet du 9 mars 2022 - Dans les médias


Le pouvoir d’achat est l’une des principales préoccupations des Français, un sujet que la guerre en Ukraine pourrait rendre encore plus sensible lors des prochains mois. Les prix de l’énergie (carburants, gaz et électricité) ont augmenté en France de 18 % en 2021. Dans la zone euro, ils ont bondi de 26 % sur un an – ce qui a contribué à près de la moitié de l’inflation observée dans la zone (2,5 points de pourcentage sur un taux d’inflation annuel de 5,1 %, selon Eurostat)[1]. Comment expliquer de telles hausses ? Surtout, sont-elles amenées à durer et avec quelles conséquences ?

La crise énergétique qui frappe l’économie mondiale depuis un an s’explique tout d’abord par des facteurs liés à la pandémie. La conjonction d’une augmentation forte de la demande au niveau mondial (grâce notamment aux plans de relance[2]) et de perturbations dans les approvisionnements a nourri ces fortes hausses de prix.

Les contraintes d’offre ont aussi été accentuées par des crises géopolitiques multiples. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en est la manifestation la plus dramatique et pourrait conduire à des perturbations durables de l’approvisionnement de l’Europe pour de nombreuses matières premières (gaz, pétrole, charbon, etc.).

Les hausses de prix des derniers mois s’expliquent également par des facteurs plus structurels, en particulier par les mesures prises ces dernières années en faveur de la transition écologique. Nous sommes en effet aujourd’hui confrontés à la première crise liée à cette transition.

Une inflation de transition écologique

Les investissements dans les énergies polluantes ont en effet été freinés – notamment en Allemagne avec la sortie programmée du charbon – sans que des alternatives aient pu prendre le relais. Dans l’Union européenne (UE), les énergies renouvelables ne représentent actuellement qu’environ 20 % de la consommation d’énergie et l’augmentation de cette part prendra du temps. Le paquet « Fit for 55 » de la Commission européenne ambitionne de la porter à 40 % dans l’UE d’ici à 2030. L’énergie fossile restera donc dominante encore longtemps.

C’est la raison pour laquelle, dans un discours récent, Isabel Schnabel, membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE), a fait valoir que la hausse de la facture énergétique, non seulement n’était pas transitoire, mais risquait de s’aggraver :

« La nécessité d’intensifier la lutte contre le changement climatique pourrait impliquer que les prix des combustibles fossiles devront désormais non seulement rester élevés, mais même continuer à augmenter si nous voulons atteindre les objectifs de l’accord de Paris sur le climat. »

Il ne s’agit pas ici à proprement parler d’une « greenflation » ou « inflation verte », dans la mesure où les hausses actuelles concernent surtout les énergies fossiles. Le développement de technologies vertes, en particulier les énergies renouvelables, pourrait même avoir un effet déflationniste en réduisant les coûts pour les entreprises et les ménages.

Le prix de l’électricité d’origine solaire a ainsi diminué de près de 90 % de 2009 à 2019, celui de l’électricité éolienne terrestre de 70 % sur la même période (Roser, 2020). Un rapport récent de l’Institute for New Economic Thinking d’Oxford suggère qu’avec la vague d’innovations technologiques, l’énergie verte pourrait devenir si bon marché que (toutes) les entreprises pourraient être incitées à abandonner les combustibles fossiles, ce qui permettrait d’atteindre un système énergétique à émissions quasi nulles dans vingt-cinq ans.

Mais, même dans ce scénario optimiste, une longue période de transition nous attend, au cours de laquelle les prix de l’énergie pourraient continuer à augmenter. Trois facteurs pourraient se combiner pour mener à une telle évolution : une capacité de production des énergies renouvelables insuffisante à court terme, la réduction des investissements dans les combustibles fossiles et l’augmentation des prix du carbone[3].

Un effet matières premières

Les matières premières énergétiques (charbon, pétrole, gaz) ne sont pas les seules à être concernées par ces hausses de prix. Parce qu’ils sont de plus en plus demandés, les produits de base nécessaires à la transition écologique – et notamment à l’électrification – sont de plus en plus chers. Les hausses de prix sont en fait à la fois nourries par une demande plus forte et par des politiques environnementales qui découragent les investissements dans les mines ou les fonderies qui rejettent massivement du carbone.

Les réglementations ont ainsi le double effet de stimuler la demande pour les technologies décarbonées tout en contraignant l’offre. C’est le cas notamment du cuivre, nécessaire à la fabrication des câbles électriques ou des équipements électroniques, dont les prix atteignent des sommets. Au Chili, premier producteur mondial de cuivre, le gouvernement s’interroge ainsi sur la délivrance de permis d’extraction minière en raison du caractère très polluant de cette activité.

C’est le cas aussi de l’aluminium, l’un des métaux les plus sales à produire, mais aussi l’un des plus essentiels aux projets d’énergie solaire et autres énergies vertes. Près de 60 % de l’aluminium provient de Chine, qui a récemment interdit les nouvelles fonderies en raison de leur empreinte carbone élevée.

La forte concentration géographique de la production accentue la sensibilité des prix des métaux à des chocs sur l’offre. Une nouvelle réglementation ou un changement de politique gouvernementale peuvent ainsi conduire à une flambée des prix.

Le magnésium, indispensable à l’industrie automobile, est par exemple produit à 90 % en Chine et la ville de Yulin représente même 44 % de l’approvisionnement mondial. Le cours a explosé de 2 000 dollars la tonne fin 2020 à plus de 10 000 dollars fin 2021 à la suite d’une décision des autorités de rationner l’électricité qui s’est traduite par l’arrêt de 70 % de la production chinoise de magnésium.

Ces métaux et minéraux, indispensables à la transition énergétique, sont beaucoup plus concentrés géographiquement que les matières premières énergétiques : chacun des trois plus gros producteurs de pétrole – la Russie, l’Arabie saoudite et les États-Unis – représente chacun seulement 10 % de la production mondiale.

La Chine à la manœuvre

Face à cette concentration de la production, la sécurisation et la diversification des sources d’approvisionnement deviennent des enjeux hautement stratégiques pour les grandes puissances. Force est de constater que la Chine a pris une longueur d’avance. Depuis le début des années 2000, elle a en effet massivement investi dans les principales zones d’extractions minières et conditionné ses financements d’infrastructure à la livraison de matières premières (accords dits « Ressources contre infrastructures »).

Par exemple, la Chine raffine aujourd’hui plus de 50 % de la production mondiale de cobalt, alors qu’elle ne détient que 1 % des réserves mondiales : plus de la moitié des mines de cobalt de la République démocratique du Congo[4] sont ainsi contrôlées par la Chine et 90 % du cobalt produit en RDC est exporté vers la Chine (Hache, 2022). Elle domine aussi très largement les activités de raffinage du cuivre (40 % du total mondial alors qu’elle ne représente que 8 % de la production minière), une activité qui était contrôlée dans les années 2000 par les États-Unis et l’Europe (Hache et al., 2020).

De leur côté, les États-Unis investissent massivement dans des programmes de recherche visant à substituer les matières premières critiques – notamment celles en provenance de Chine – par d’autres matières premières. Face aux géants américains et chinois, l’Europe a pris du retard que les gouvernements tentent de rattraper (voir notamment le plan France 2030). Les Européens ont en effet eu tendance à sous-estimer ces dernières années l’importance de ces enjeux stratégiques, notamment les dirigeants allemands qui ont pris conscience avec la guerre en Ukraine des conséquences d’une forte dépendance au gaz et charbon russes.

Que faire pendant cette transition ?

Au-delà des enjeux liés à la sécurisation des approvisionnements en matières premières, que peuvent faire les gouvernements et les banques centrales pour limiter ces hausses de prix ? Surtout, doivent-ils chercher à les limiter (ou les compenser) au risque de freiner les incitations à la transition écologique ?

Les décideurs font face à un dilemme : si, à long terme, la hausse des prix des matières premières énergétiques est indispensable pour la transition écologique, elle est inacceptable à court terme pour les populations.

Le véritable problème n’est pas tant l’inflation en soi que la question de la distribution, à savoir comment les classes moyennes et surtout les familles à faibles revenus font face à une flambée des prix de l’énergie. Les dépenses énergétiques sont en effet très inélastiques et représentent une part importante du revenu des ménages les plus modestes. En 2020, 8 % de la population de l’Union européenne, soit 36 millions de personnes, ont déclaré ne pas être en mesure de chauffer correctement leur logement, selon le rapport sur l’état de l’union de l’énergie.

Avec les fortes hausses de prix observées ces derniers mois, les pressions sur les banques centrales pour qu’elles réagissent ne font que s’accentuer, notamment en Allemagne où l’attentisme de la BCE est très critiqué. Si sa présidente Christine Lagarde n’exclut plus une hausse des taux en 2022, elle maintient, pour l’instant le statu quo pour sa politique monétaire.

On peut comprendre la prudence des banquiers centraux face à une hausse des taux. Les économistes ont en mémoire le précédent de 2011 où le président de la BCE, Jean-Claude Trichet, avait augmenté les taux pour faire face à une augmentation des prix de l’énergie, ce qui avait amplifié l’effet négatif de cette hausse sur la demande globale et la production.

Une réponse de la BCE apparaît d’autant plus périlleuse que le renchérissement actuel du pétrole vient à la fois d’une demande accrue au niveau mondial et de problèmes d’offre, en particulier dans le secteur pétrolier.

Or, si un resserrement de la politique monétaire peut se justifier lorsque la hausse des prix est due à une demande interne forte, associée à une augmentation de l’activité économique réelle, elle devient très problématique lorsque la hausse s’explique par des contraintes d’offre qui pénalisent déjà l’activité (Kilian, 2009) et a fortiori lorsque ces contraintes d’offre sont mondiales.

La tâche de la BCE est rendue plus complexe encore par la divergence des prix de l’énergie au sein de la zone euro du fait de bouquets énergétiques[5] différents et de contrôles implicites des prix de l’énergie dans certains pays : les prix de l’électricité n’ont ainsi augmenté que de 3 % en France en 2021, contre 20 % dans la zone euro (Eurostat).

États-Unis et Europe : des choix différents

Si la banque centrale maintient pour l’instant un statu quo, de nombreux gouvernements ont pour leur part réagi en imposant des plafonds de prix, des réductions d’impôts, des rabais ou des aides. Au-delà de ces réactions nécessaires à court terme se pose la question des politiques à mener face à des hausses qui pourraient être durables. En la matière, deux philosophies s’opposent, symbolisées d’un côté par la Commission européenne et de l’autre par l’administration Biden.

Bruxelles considère la transition écologique comme une opportunité : les programmes massifs d’investissement et l’adoption de technologies plus efficaces et plus vertes pourraient ainsi stimuler la croissance économique, les salaires et la demande globale. Les fruits de cette croissance devraient alors être redistribués aux « perdants » de ce processus de transition.

D’où l’idée d’un Fonds social pour le climat visant à garantir une « transition socialement équitable » (voir le Pacte vert pour l’Europe). Cette position n’est pas sans rappeler celle adoptée dans les années 2000 au sujet de la mondialisation, qui postulait que les bénéfices du commerce pourraient être redistribués efficacement via des politiques fiscales ou par des politiques de formation professionnelle ou d’éducation.

Washington perçoit moins cette transition comme une opportunité que comme un coût, dont il faut limiter les conséquences économiques au maximum. Il considère ainsi que la transition écologique ne pourra être menée à son terme qu’en se prémunissant des hausses trop fortes des prix énergétiques, inacceptables pour les populations, quitte à prendre des mesures controversées à court terme.

L’administration Biden a ainsi demandé à l’Opep (l’Organisation des pays exportateurs de pétrole) d’augmenter sa production et a même indiqué à son industrie pétrolière et gazière nationale que davantage de forages étaient bienvenus. De même, le président américain a rejeté à plusieurs reprises les appels à augmenter les taxes fédérales sur l’essence parce qu’il craignait qu’elles ne fassent peser un fardeau excessif sur les classes moyennes.

Investir massivement dans le vert

Les gouvernements sont ainsi sur un chemin de crête. Si les mesures qu’ils prennent doivent être conçues de manière à ne pas réduire les incitations à diminuer les émissions de carbone, ils doivent en même temps prémunir les classes moyennes et les milieux modestes de hausses de prix qui les pénalisent fortement. Ce qui relève un peu de la quadrature du cercle.

À court terme, ces hausses de prix peuvent menacer la cohésion même de nos sociétés avec des risques d’embrasement – l’émergence des convois de la liberté rappelle ainsi le début du mouvement des gilets jaunes. Elles pourraient aussi avoir l’effet désastreux de susciter le rejet des politiques liées au climat. C’est le cas des taxes sur les émissions de CO2 qui, bien que plébiscitées par les économistes, sont devenues politiquement explosives, notamment parce qu’elles sont régressives (elles pénalisent les ménages les plus modestes).

Au-delà des politiques visant à amortir à court terme les effets des hausses de prix de l’énergie, l’argument selon lequel les perdants de la transition écologique pourraient être parfaitement compensés est en partie illusoire. L’expérience de la désindustrialisation montre en effet que les ménages et les territoires peuvent être durablement affectés par un choc négatif sur le marché du travail, et qu’il est très difficile pour les politiques publiques de trouver des réponses satisfaisantes.

Et ce d’autant plus que les tissus industriels (ou ce qu’il en reste) pourraient eux-mêmes être fortement touchés par les mesures prises en faveur de la transition écologique. Raison de plus pour augmenter massivement les investissements dans les technologies vertes, seuls à même de concilier transition écologique, emplois et préservation du pouvoir d’achat.

 


[1] L’inflation a atteint dans de nombreux pays avancés, des taux jamais vus depuis plusieurs décennies. Aux États-Unis, elle atteint près de 7,5 % sur un an, en Allemagne, près de 6 % et en France 3,4 %.

[2] De mars 2020 à septembre 2021, l’argent transféré aux ménages et aux entreprises américains a représenté 11 % du PIB d’avant la crise.

[3] Si des prix du carbone plus élevés visent à stimuler les investissements et l’innovation dans les technologies à faible émission de carbone, ces investissements prendront du temps.

[4] Plus de 50 % de la production mondiale de cobalt vient de la République démocratique du Congo.

[5] Le nucléaire représente par exemple 40 % de l’énergie disponible en France contre 13 % en moyenne dans l’Union européenne (6 % en Allemagne).

Cet article a été initialement publié le 1er mars 2022 dans Alternatives économiques

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