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Après le coronavirus : "Engageons collectivement la réflexion pour faire advenir une mondialisation plus acceptable"

L’économiste Isabelle Bensidoun rappelle, dans une tribune au "Monde" du 17 avril 2020, que la contestation de la mondialisation n’est pas nouvelle, mais doit retrouver sa tradition de solidarité internationale plutôt que de laisser la place au repli sur soi.
Par Isabelle Bensidoun
 Billet du 22 avril 2020 - Dans les médias


Alors que, désormais, tout le monde s’accorde à dénoncer les excès dont souffre la mondialisation, un petit retour en arrière n’est pas inutile pour illustrer comment les débats autour de ce phénomène ont évolué au gré de ses différents épisodes. L’occasion de dessiner la manière dont le champ des préoccupations a fluctué, de préciser l’alternative à laquelle on est aujourd’hui confronté et d’en tirer une leçon plus ambitieuse que la simple exception sanitaire.

D’abord, les questions qui alimentent le débat aujourd’hui ne sont pas nouvelles. Au début du XXe siècle, lors du précédent épisode de mondialisation, les Français se posaient déjà la question de savoir s’il fallait limiter l’immigration, la circulation des capitaux et revenir sur les accords commerciaux. Les réponses apportées à ce moment-là par la gauche et les syndicats étaient que ce qui comptait avant tout était de renforcer la solidarité internationale de la classe ouvrière et de s’opposer au nationalisme des conservateurs. On le sait, la Première Guerre mondiale viendra mettre un terme à ces débats et, partant, à la mondialisation.

Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1960 que la mondialisation refait surface, pour atteindre sa période la plus faste dans les années 1990 et 2000. Avec cette phase d’hypermondialisation a émergé un mouvement altermondialiste qui va se faire entendre à partir de la fin des années 1990. D’abord au moment des négociations de l’AMI, l’Accord multilatéral sur l’investissement négocié à l’OCDE, et ensuite à Seattle (États-Unis), lors de la tentative de lancement du premier cycle de négociations de la jeune Organisation mondiale du commerce (OMC).

À l’époque, ceux qui contestaient la mondialisation avaient le souci de ce qui se passait dans les pays du Sud. Un peu comme au XIXe siècle, même si l’idée d’une internationale ouvrière avait fait long feu, la solidarité internationale occupait le devant de la scène. En cela, le mouvement altermondialiste rejoignait ce qui se passait au sein du cycle de négociations commerciales, où les pays du Sud dénonçaient les réticences des pays du Nord à ouvrir leurs marchés dans les domaines où ils disposaient d’avantages comparatifs. Le débat portait ainsi sur la question de savoir si la mondialisation pouvait bénéficier aux pays en développement ou si, au contraire, les écarts de niveau de vie entre le Nord et le Sud n’avaient fait que s’accentuer.

De l’altermondialisme au repli sur soi

À la fin des années 1990, la réponse était sans ambiguïté. Les inégalités entre pays s’étaient accrues : les pays pauvres ne rattrapaient pas systématiquement les pays riches. Et si les inégalités internationales diminuaient, c’est simplement parce que cet indicateur accorde à chaque pays un poids proportionnel à sa population et que la Chine, qui comptait un cinquième de la population mondiale, avait connu, elle, un formidable rattrapage.

Avec la croissance des années 2000, le mouvement altermondialiste s’est essoufflé. Il faut dire que, sur cette période, ce n’est plus seulement la Chine qui est engagée sur la voie du rattrapage. La croissance s’avive dans suffisamment de pays en développement pour que l’on observe, à partir des années 2000, un recul des inégalités entre pays.

À partir de là, les préoccupations vont se focaliser sur la montée des inégalités au sein des pays. Car, pendant que la croissance se déployait, les inégalités internes s’emballaient. Au point que même les organisations internationales, qui avaient jusque-là préféré se focaliser sur la pauvreté, en étaient venues à les dénoncer. Après la crise financière de 2007-2008, on ne compte pas, en effet, le nombre de rapports du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale ou de l’OCDE qui y sont consacrés.

Mais avec cette préoccupation essentiellement tournée sur ce qui se passe chez soi, la dénonciation de la mondialisation a pris une tournure de repli sur soi. Surtout, elle s’est diffusée à une plus large partie de la population et s’est invitée à différentes échéances électorales jusqu’à permettre à l’un de ses champions, Donald Trump, de gravir les marches du pouvoir.

Dans ce contexte, que penser des voix qui s’élèvent de nouveau pour dénoncer une mondialisation qui serait allée trop loin ?

"Triangle d’incompatibilité"

Avant tout, que d’autres n’ont pas attendu la crise sanitaire actuelle pour s’en inquiéter. Car, depuis que l’ouverture n’a plus guère de barrières douanières à faire tomber, c’est aux obstacles internes aux échanges que la libéralisation s’attaque. Et qui dit obstacles internes dit préférences collectives en matière sanitaire, environnementale, sociale, etc. Les mouvements de contestation des accords de libre-échange portent largement sur la crainte de voir ces préférences remises en cause. Et si l’inquiétude de voir déferler de la viande aux hormones sur les étals de nos bouchers n’était pas justifiée, il n’est pas illégitime de se demander s’il est bon d’ingurgiter des antibiotiques quand on sait que l’antibiorésistance pourrait bien être le problème sanitaire de demain.

De manière plus générale, c’est aussi autour de cette question des préférences collectives que l’économiste américain Dani Rodrik a forgé son "triangle d’incompatibilité", selon lequel il est impossible de combiner à la fois démocratie, souveraineté nationale et hypermondialisation. Car la souveraineté nationale permet de conserver un espace de décision politique pour faire valoir des préférences collectives que tout le monde, à l’extérieur, ne partage pas forcément. Pour cela, il est alors nécessaire, pour ceux qui tiennent à la démocratie, d’accepter que la mondialisation retrouve une place qu’elle n’aurait jamais dû quitter, celle où les préférences collectives sur lesquelles chaque nation bâtit son contrat social sont respectées.

L’idée n’est pas nouvelle, mais la prise de conscience provoquée par la crise sanitaire montre qu’elle gagnerait à être repopularisée. On a bien réussi à imposer notre exception culturelle dans les traités internationaux. Plutôt que de risquer de voir le repli sur soi s’installer, engageons collectivement la réflexion pour faire advenir une mondialisation plus acceptable, et pas seulement dans sa dimension sanitaire.
 

 

Tribune publiée dans Le Monde du 17 avril 2020.


 

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